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Jean Calvin et la prière « Quand vous priez, dites... »

(Évangile selon Matthieu 6:5-13)

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Genève - Dimanche 9 décembre 2018
prédication du pasteur Marc Pernot

C'e texte de l’Évangile selon Marc, à la fois tout simple et émaillé de miracles, n’est pas un conte pour enfant. Il est un pamphlet, un manifeste pour une nouvelle façon de concevoir l’humain, Dieu et la religion. C’est cela qui est en jeu dans cette petite phrase lourde de sens « voyant la foule, Jésus fut ému parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont pas de berger. » (Marc 6:30-37... 42-47).

Ce que ce texte a de subversif n’a pas échappé à la première génération de chrétiens, au point que Matthieu, environ 20 ans après Marc, s’est senti amené à le transformer afin de rendre plus acceptable pour l’église du début des années 80.

Qu’est-ce que Matthieu a changé ? Il a simplement déplacé cette phrase où Jésus pleure sur la foule sans berger. Matthieu fait suivre cet épisode par l’épisode où Jésus envoie ses disciples en mission. Cela semble peu de chose, mais du coup, c’est un tout autre berger qui est annoncé, c’est une tout autre compréhension de notre besoin de salut, une autre vision de l’église. (Matthieu 9:35-10:1)

Qui est le berger ?

Qu’est-ce qu’il y aurait de choquant dans ce texte de Marc où Jésus pleure sur cette foule de personnes qui sont « comme des brebis qui n'ont pas de berger » ? Replaçons nous dans le contexte de l’an 80. Le développement de la foi chrétienne a connu un vrai succès, des églises vivantes sont déjà présentes un peu partout dans le vaste empire romain. Même si ce n’est pas encore le raz-de-marée du IV ème siècle, c’est déjà une vraie belle croissance, au point que la communauté chrétienne devient visible dans le panorama religieux romain, indépendamment du judaïsme. Cela demande de s’organiser. C’est à cette époque aussi que les derniers témoins directs de Jésus disparaissent, en particulier les grandes figures. Ils faisaient autorité, bien sûr, même si leurs voix et leur personnalités étaient diverses, ils donnaient une colonne vertébrales, ou plutôt ils étaient les colonnes d’une maison commune, l’église chrétienne naissante, au-delà des personnalités propres et des diversités entre les origines juives et païennes, diversités de théologies, de cultes, de rites, de spiritualités, de langues et de cultures dans ce vase empire.

Jésus n’est plus là physiquement, les témoins directs disparaissent. Que faire pour que la foule ne soit pas « comme des brebis qui n’ont pas de berger » ? Comment faire pour que la foule soit nourrie et guidée ? Comment faire pour continuer à faire corps dans ces circonstances ? Marc et Matthieu apportent ici des réponses différentes.

La solution de Matthieu est la plus connue, la plus facile. Jésus est ému en voyant la foule, car ils étaient « comme des brebis qui n'ont pas de berger »(Mat. 9:36) et pour remédier à ce problème il envoie une équipe de 12 disciples pour prêcher et guérir à sa façon.

Voilà un message qui structure l’église. Voilà un message propre à faire un peuple à partir de personnes disparates. Cette citation « comme des brebis qui n’ont pas de berger » renvoie à des textes bien connus de Bible hébraïque. D’abord au livre des Nombres (27:15-21), quand Moïse au terme de sa vie, ayant conduit le peuple dans le désert à la porte de la terre promise, prie l’Éternel de lui donner un homme pour lui succéder à la tête du peuple. Ce texte de Matthieu fait également penser au livre du prophète Ézéchiel (34:23) où l’Éternel établi David comme berger sur son peuple maltraité et déchiré.

Voilà un message qui convient bien à l’époque où Matthieu écrit. En déplaçant le pleur de Jésus sur le peuple sans berger avant l’envoi des disciples en mission, et non après comme dans le témoignage de Marc, l’église vient succéder à Jésus. Le rôle du Christ est alors compris comme celui d’un nouveau Moïse qui enseigne et un nouveau David pour soigner le peuple. C’est comme cela que Christ est le berger et que l’église est bergère à sa suite, chargée d’être prophète et roi pour le peuple, et à vrai dire à la place du peuple, qui du coup devient un troupeau, dans ce modèle, et les individus des moutons dociles et protégés.

Ce message est fort bien passé dans l’église chrétienne.

Regardons maintenant ce que proposait Marc dans son Évangile. Il dit précisément l’inverse tant sur le rôle de Jésus que sur celui de l’Église que sur ce que Dieu fait pour que chaque personne soit guidée et soignée, et ce qu’il fait afin que l’humanité soit ni une bande de veaux, ni un banc de requins se dévorant mutuellement, au contraire : que l’humanité soit un corps où une diversité de membres s’articulent bien.

Quand Marc nous dit que Jésus est pris aux tripes d’émotion devant la foule « comme n’ayant pas de berger », où en est-on dans le fil de cette histoire ? Ces personnes que Jésus regarde ont pourtant déjà pleinement reçu tout ce que Matthieu présente comme la solution. Jésus enseigne et guérit. Des personnes viennent et s’assemblent autour de lui, pleines de confiance et d’espérance dans sa parole et dans son action. Le texte nous montre ce succès comme miraculeux : le temps de traverser le lac à la barque, la foule a pu rassembler d’autres personnes venant de partout (sans téléphone portable) et même faire le tour du lac à pied en arrivant bien avant la barque.

Du point de vue de Matthieu, tout serait déjà là, pas besoin de pleurer : la puissance de Dieu faisant des miracles, le nouveau Moïse qui porte la Parole de Dieu au peuple, le nouveau David qui agit comme un bon roi pour soigner les plaies de son peuple, nous avons aussi les apôtres tels des Josué déjà capables de succéder à leur maître. Et nous avons effectivement un peuple uni, selon le texte qui précise que c’est bien « ensemble » que la foule court pour retrouver Jésus (συντρέχω et pas seulement τρέχω), unis malgré leur diversité d’origines.

Ils ont donc tout ce qu’espère Jésus selon Matthieu ? Jésus comme berger, et des bergers successeurs au cas où il devrait s’absenter. Pourtant, selon Marc, Jésus est « pris aux tripes d’émotion » parce qu’ils n’ont pas de berger. Donc, manifestement, selon ce texte Jésus ne se considère pas comme le berger ultime, et encore moins l’église.

Qui est ce berger dont le manque fait pleurer Jésus ? C’est Dieu. Et Dieu seul. La citation implicite de ce cri de désespoir de Jésus serait plutôt le Psaume 23 : c’est l’Éternel qui est notre berger, et le Christ est celui qui donne à chacun accès à ce berger. Il est la porte, il est le chemin, ou il est un berger temporaire qui guide au seul berger.

C’est pourquoi Jésus pleure. Il pleure de son incroyable succès et de celui de ses disciples. Succès mal placé puisque manifestement ces personnes sont devenues un peuple qui le prennent pour berger. C’est comme dans ce proverbe : Le sage montre la lune, et le fou regarde le doigt. Le Christ annonce le règne de Dieu, il veut ouvrir ainsi chacun à l’action de Dieu en lui Jésus ne veut pas imposer une vision, il met en lumière pour que chacun puisse voir. Il ne veut pas être un nouveau Moïse mais que chaque personne vivante soit inspirée, que chacun soit Moïse et David à sa mesure. L’humanité sera un corps et non un troupeau. C’est pourquoi Jésus annonce le règne de Dieu et non son règne à lui, Jésus, et non sa volonté à lui mais que la volonté de Dieu soit faite. C’est pourquoi Jésus guérit et libère chacun et qu’il en pleure que ces personnes de la foule se transforment en fan-club et n’aillent pas plus loin, à la source, à Dieu. C’est pourquoi cet épisode se termine par Jésus qui renvoie lui-même la foule loin de lui, et même ses proches disciples. Jésus restant seul à prier Dieu. Comme un signe désignant le Berger, et aussi parce que lui-même en a besoin. Peut-être pour lui demander son aide afin de résoudre ce paradoxe : comment enseigner et guérir au nom du berger sans être pris lui-même pour le berger. Comment aider quelqu’un sans l’aliéner ? Comment faire goûter à l’eau de la source sans être pris pour la source. Cette question se pose aussi dans notre façon d’aimer, dans notre façon d’aider. Cette question se pose aussi pour l’église dont le but est d’arriver à ce que Jésus fait ici : avoir assez d’amour et de sagesse pour avoir l’objectif d’aider chaque personne à se porter si bien qu’elle n’aura même plus besoin de venir à l’église tellement elle aura Dieu dans son cœur. Ou qu’elle ira au culte par elle-même, juste pour se reposer un peu, ou pour encourager d’autres.

Une émotion qui prend aux tripes

Il y a une seconde chose assez révolutionnaire dans ce texte, et là-dessus, Matthieu et Marc sont d’accord. C’est le fait que Jésus soit « pris aux tripes d’émotion ». Ce n’est une idée nouvelle dans la Bible, cela inscrit l’Évangile du Christ dans un courant théologique et spirituel qui existe dans le concert de voix diverses qui s’expriment dans la Bible hébraïque. On le retrouve principalement dans les livres de la Genèse, des Psaumes et d’Ésaïe. Ce courant présente un Dieu très féminin (dans la répartition des rôles habituellement en vigueur dans ces sociétés patriarcales). Car être « pris aux tripes d’émotion » c’est littéralement être touché dans son utérus, comme une mère voyant son bébé souffrir. Chaque fois que vous voyez dans un texte les mots de « miséricorde », ou « pris aux entrailles » : c’est cet attachement et cette tendresse dont il est question.

C’est déjà intéressant sur le plan de notre conception de l’humain : un homme mâle a le droit de ressentir des émotions, il a même le droit de l’exprimer, d’en pleurer, de la manifester par un geste de tendresse. Alors que la pitié était considérée comme une faiblesse par les stoïciens (Cicéron, Tusculanes 83). Cette émotion est en réalité une force, une des rares forces avec l’intelligence qui peut nous faire sortir de notre bulle pour faire un petit peu corps avec d’autres. C’est cela qui est manifesté en ces quelques mots : « Sortant, Jésus vit la foule, et il fut pris aux tripes d’émotion ».(Marc 6:34) Ces deux actions de Jésus : « sortant » et « voir la foule » manifestent un mouvement de Jésus hors de lui-même pour s’ouvrir vers l’extérieur, et ce n’est pas seulement une figure de style puisqu’effectivement il est submergé par l’émotion. Et cela le fait souffrir.

« Jésus eut pitié de ces personnes » semble une phrase banale sauf que ce récit est un manifeste théologique, c’est une proposition de renouvellement de la religion et d’une vision de ce qu’est Dieu et la vie humaine. Cela a des conséquences.

Il n’est pas attendu qu’un chef religieux se comporte comme cela. Il doit se montrer supérieur, entre les dieux et les hommes pour dire ce que le peuple doit penser et faire. Il commande, il fait la morale, il reprend, il menace, il promet. S’il parle de compassion c’est pour que les foules en fassent preuve selon son modèle, cela ne le concerne pas, lui. S’il regarde la foule, c’est du seuil de sa boutique où il appelle le monde à entrer dans sa doctrine, dans sa morale, son rite, sa chapelle, sa prière. Sous sa coupe.

Jésus se situe à l’inverse de cette figure. Il sort de sa barque. Il avait un plan : se reposer, lui et son équipe, car ils sont humains, avec des forces limitées. Une nécessité qui attendra car il se laisse surprendre et sortir de son plan. Il regarde, il voit la foule, non pour saisir une occasion de mettre la main dessus, l’occasion est pourtant rêvée : ils sont venus comme un seul homme, pour lui. Il pourrait en faire ce qu’il veut. Non, c’est lui qui se laisse toucher par l’émotion, lui qui se laisse prendre, transformer, déplacer.

Jésus pleure. Dans la cour de récréation de l’école où j’étais enfant on aurait dit qu’il pleure comme une fille. On n’attendait pas d’un chef religieux qu’il se comporte comme ça. On n’attendait pas d’un héros viril qu’il se comporte comme ça. On n’attendait pas d’un Dieu non plus qu’il fasse preuve d’une telle émotion et pourtant, c’est ce que nous dit ce texte parce que ce Jésus est le Christ, révélant par sa façon d’être qui est Dieu.

Dieu est comme cela. Il n’est pas, ou pas seulement « là-haut », il n’est pas seulement cette « source de la vie, du mouvement et de l’être » (Actes 17:28), il est plus sensible, plus proche, plus intérieur, plus intime en moi-même que ce qui dit « je » en moi, ce qui pleure, espère, s’émeut, se réjouit. Dieu sort de son Olympe, il tourne son regard vers nous, non pour nous juger, non pour ordonner, non pour critiquer, mais pour nous voir et il en est ému, touché au tripes, remué dans son utérus de mère. Dieu est comme cela. Nous l’avons vu en Christ.

Cette personnalité de Jésus me semble plus aller dans le sens de la conception que l’Évangile de Marc nous donne du rôle du Christ. Il ne veut pas embrigader, endoctriner, faire la morale. Il leur parle de l’action de Dieu, il les soigne, il les nourrit, il fait qu’il se sentent autorisés ensuite à vivre leur vie à leur façon, selon ce que Dieu leur aura donné de connaître et d’aimer.

Amen.

Pour débattre sur cette proposition : c'est sur le blog.

Vous pouvez réagir en envoyant un mail au pasteur Marc Pernot

 

Lecture de la Bible

Évangile selon Marc 6:30-47

30 Rassemblés auprès de Jésus, les apôtres lui racontèrent tout ce qu'ils avaient fait et tout ce qu'ils avaient enseigné. 31 Il leur dit : Venez vous-même à l'écart, dans un lieu désert, et reposez-vous un peu. Car beaucoup venaient et repartaient, et ils n'avaient pas même le temps de manger.

32 Ils partirent donc dans le bateau pour aller à l'écart, dans un lieu désert. 33 Beaucoup les virent s'en aller et les reconnurent ; de toutes les villes, à pied, ils accoururent tous ensemble et ils les devancèrent.

34 En sortant, (Jésus) vit une foule très nombreuse il fut pris aux tripes d’émotion parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont pas de berger ; et il se mit à leur enseigner de très nombreuses choses.

35 Comme l’heure était déjà très avancée, ses disciples s’approchèrent de lui, et dirent : Ce lieu est désert, et l’heure est déjà très avancée ; 36 renvoie-les, afin qu’ils aillent dans les campagnes et dans les villages des environs, pour s’acheter de quoi manger.

37 Jésus leur répondit: Donnez-leur vous-mêmes à manger.

...

42 Tous mangèrent et furent rassasiés, 43 et l’on emporta douze paniers pleins de morceaux de pain et de ce qui restait des poissons. 44 Ceux qui avaient mangé les pains étaient cinq mille hommes.

45 Aussitôt après, il obligea ses disciples à monter dans la barque et à passer avant lui de l’autre côté, vers Bethsaïda, pendant que lui-même renverrait la foule. 46 Quand il l’eut renvoyée, il s’en alla sur la montagne, pour prier. 47 Le soir étant venu, la barque était au milieu de la mer, et Jésus était seul à terre.

Évangile selon Matthieu 9:35-10:1

35 Jésus parcourait toutes les villes et les villages, enseignant dans leurs synagogues, proclamant la bonne nouvelle du Règne et guérissant toute maladie et toute infirmité.

36 À la vue des foules, il fut ému, car elles étaient lassées et abattues, comme des brebis qui n'ont pas de berger. 37Alors il dit à ses disciples : La moisson est grande, mais il y a peu d'ouvriers. 38Priez donc le maître de la moisson d'envoyer des ouvriers dans sa moisson. 10:1Puis il appela ses douze disciples et leur donna l'autorité pour chasser les esprits impurs et guérir toute maladie et toute infirmité.