(écouter, culte entier, imprimer)
6 septembre 2020
À Genève
prédication du pasteur Marc Pernot
Pendant douze siècles, la lecture habituelle de ce texte de l’Évangile a été de développer le personnage de Marie comme incarnant la vie spirituelle, dont les moines et les religieux seraient les champions, Marthe figurant la vie des laïcs occupés aux affaires du monde. Marie était considérée comme le modèle, la plus proche du Christ, infiniment supérieure aux Marthe qui sont éloignés du Christ par leurs soucis du service, et qui devaient être guidés par le joug d’un moralisme rigoureux, de rites et de croyances qu’ils n’avaient pas besoin de comprendre.
À la fin du XIIIe siècle, le fameux théologien et mystique Eckhard va proposer une nouvelle lecture de ce texte dans deux de ses sermons (N°2 et 86). Il soutient que c’est le personnage de Marthe qui représente au contraire l’humain dans sa figure la plus aboutie, la plus proche du Christ. Cette lecture de Maître Eckhard me semble bien prendre en compte ce texte de l’Évangile, avec un cheminement qui rappelle celui d’Abraham et Sarah dans la Genèse.
À l’époque de Eckhard, les masses étaient coupées de toute vie spirituelle, et certains religieux se retiraient du monde dans le spirituel pur. Du temps de Jésus, les Esséniens le faisaient aussi, mais pas du tout Jésus. Aujourd’hui, la question se pose aussi pour nous et notre monde, sous d’autres formes :
Pourtant, à la base, Jésus articule l’amour de Dieu et l’amour du prochain comme un seul et même commandement, à articuler chacun à sa façon avec intelligence, précise-t-il. Pour creuser cette articulation entre les deux, l’Évangile selon Luc commence par cet appel de Jésus à aimer Dieu et à aimer notre prochain. Luc offre ensuite à notre réflexion la parabole du bon samaritain, puis cette rencontre de Marthe et de Marie avec Jésus. L’ensemble nous introduit dans une façon riche et complexe de voir la vie humaine. Cette interpénétration de la spiritualité et du service est loin d’être une évidence. Par exemple le stoïcisme, cette autre grande école de vie, ne cherche pas à accueillir comme féconde la tension entre ces deux élans. Le stoïcisme cherche à la réduire en nous tournant entièrement vers le spirituel, appelant pour cela à travailler en nous-même pour être maître de nous, et nous insensibiliser à ce qui pourrait venir nous déranger de l’extérieur. Cette vision y a là une vision assez individualiste du salut qui a bien pu influencer le christianisme des premiers siècles que dénonce Eckhart. Ce n’est pas fini, cette tendance à cantonner le spirituel dans la seule recherche de sa propre paix intérieure est encore très à la mode. Assez logiquement, quand le spirituel n’irrigue plus une recherche éthique personnelle, il est observé parfois un moralisme assez brutal, dans le christianisme mais aussi dans l’opinion.
La foi et la philosophie de Jésus associent le spirituel et le service d’une manière féconde. L’écoute de Dieu nourrissant des actes vrais, inspirés. Et un regard sur notre monde nous amenant à y reconnaître Dieu comme venant à nous, et à l’accueillir.
Comme Marthe, et comme Abraham.
Marie est dans le spirituel pur. Dans un sens, Sarah aussi est coupée de l’extérieur en restant dans sa tente.
Marie, assise aux pieds de Jésus et buvant ses paroles est tournée entièrement vers sa propre satisfaction intérieure, sa vie spirituelle. Muette et immobile, elle n’a pas un geste, ni même un regard pour les autres, pas même pour sa sœur.
Marthe a dépassé ce stade. Elle apprécie certainement d’être avec Jésus, on peut même les considérer comme des amis. C’est même pour cela qu’elle se donne elle-même pour accueillir celui qu’elle reconnaît comme source de vie, afin de lui permettre, à lui, de vivre : de se reposer, de se nourrir de bonne nourriture, de sentir un soutien et une amitié. Même Jésus a besoin de tout cela, bien entendu. Quand Marthe agit comme cela, elle contribue à offrir le Christ à d’autres, en particulier à sa sœur.
Le service de Marthe ne s’arrête pas là, elle poursuit en s’inquiétant pour sa sœur (comme on la voit le faire aussi en Jean 11:28). Marthe se tourne en faveur de Marie vers celui qu’elle sait pouvoir aider une personne tombée à terre. Marthe dit à Jésus « Seigneur, dis-lui donc de m’aider ». Selon Eckhart, il n’y a là aucun reproche de la part de Marthe, c’est une préoccupation, c’est un dialogue en confiance avec le Christ, c’est une main tendue pour faire corps. Jésus lui répond, il console Marthe de sa préoccupation en lui disant que tout va bien pour Marie, qu’elle est sur la bonne voie, qu’elle atteindra en son heure une plus grande maturité spirituelle.
Ce qui est signe d’une approbation de Marthe, c’est que Jésus interpelle Marthe en redoublant son nom « Marthe, Marthe » ce qui est toujours dans la Bible un signe de la plus grande estime : c’est ainsi que Dieu interpelle Abraham, Jacob, Moïse, Samuel, Pierre, Paul... et que Jésus appelle ici Marthe-Marthe. Ce double appel est signe que l’on a la double face de l’amour que sont l’écoute de Dieu (intérieure, mystique) et le service des autres (extérieur, actif). L’« unique nécessaire » dont parle Jésus est l’unification des deux, l’harmonisation des deux, la mise en dialogue de ces deux dimensions, l’une et l’autre se nourrissant et s’interpelant mutuellement. Comme on voit Jésus le vivre. Marthe est montrée comme une personne humaine bien développée, à l’image du Christ qui est, selon Jean, la Parole de Dieu faite chair, la tendresse de Dieu faite acte de salut dans ce monde que Dieu aime. Marie apparaît être éloignée, ou s’être détournée de ce monde et de son prochain. Elle est immobile et à terre quand Christ est en chemin, elle est muette alors que le Christ est Parole, elle est tout en intériorité alors que Christ se fait serviteur, en particulier d’elle-même à cet instant. Elle est comme en état d’enfance spirituelle, ou elle représente la dérive de la recherche spirituelle pour son seul confort intérieur personnel, et cela tourne à l’ataraxie (cherchée par nos amis stoïciens).
D’un autre côté, c’est vrai que Marthe s’inquiète. Est-ce un mauvais signe ? Pas nécessairement. Aimer c’est s’inquiéter. C’est une bonne inquiétude, féconde, aimante, cherchant à faire avancer les choses et à dialoguer, à discuter. Là où l’inquiétude c’est quand elle nous submerge, nous enferme. Ce n’est pas le cas de Marthe, car il n’est pas dit que Marthe serait « dans » l’inquiétude, il est littéralement dit qu’elle s’approche des multiples problèmes (περὶ πολλά), elle se rend proche de ce qui a besoin d’être soigné, dans le domaine matériel et dans le domaine spirituel. C’est ce que l’on voit Jésus faire tout le temps, car c’est ce que fait Dieu : il vient vers nous d’autant plus vite et d’autant plus proche que notre situation l’inquiète. Il s’approche pour servir, pour soigner, pour nous pardonner et nous interpeler, pour nous consoler et nous stimuler. C’est pourquoi Jésus, au lieu de se reposer de sa course harassante, au lieu de se retirer un moment pour se reposer un peu et pour prier dans le secret comme il le fait souvent, Jésus est au chevet de Marie. Car elle ne va pas bien.
Marthe-Marthe est une digne fille d’Abraham-Abraham. En effet, le cheminement d’Abraham tisse d’une manière très subtile ces deux registres spirituels et humains, invitant à une recherche de cohérence entre les deux.
Au chênes de Mamré, cela fait déjà 20 ans qu’Abraham et Sarah ont reçu de Dieu la promesse d’une descendance. Ils ont d’abord attendu que Dieu réalise sa promesse, sans succès. Ensuite, ils se sont dit que Dieu attendait qu’ils se débrouillent par leurs propres moyens, ce qui a donné un résultat mitigé. Pas à pas, de rencontre avec Dieu en tâtonnement, Abraham et Sarah vont apprendre à s’ajuster avec Dieu, comme le lui indique l’Éternel « Marche devant ma face, et sois doublement parfait » (Genèse 17:1). Marcher devant sa face, c’est bien plus libre que de marcher sur un chemin tout tracé par Dieu. C’est une relation où chacun tient sa place, ou nos regards se croisent et nos avis s’échangent, comme on voit Abraham et Marthe le faire, se permettant l’une et l’autre d’interpeler Jésus ou Dieu, comme on le fait avec un ami.
Cet épisode aux chênes de Mamré montre Abraham progresser dans cet ajustement avec Dieu.
Abraham est « assis à l'entrée de sa tente pendant la chaleur du jour ». Comme Jésus avait prévu de faire une petite pause chez Marthe. Néanmoins, le fait d’être « à la porte de sa tente » indique une vigilance et une disponibilité à plier bagages pour se déplacer.
Abraham est au raz du sol et il lève les yeux. Il regarde au ciel et il voit alors le monde et les être qui l’entourent. En quelques mots nous avons là une façon d’être qui tisse notre double citoyenneté de ce monde et du ciel.
Contrairement à Sarah et à Marie qui sont dans leur bulle, Abraham voit les trois hommes et il court vers eux. Il va leur offrir un bel accueil comme Marthe va l’offrir à Jésus : lavage des pieds, blanquette de veau aux petits oignons, dessert gourmand. Le soin très concret de l’autre comme une priorité. Il faut dire que notre humanité est ainsi faite que nous ne pouvons vivre très longtemps sans respirer, sans boire ou sans manger, sans nous reposer. Le spirituel et l’amical, quoiqu’essentiels aussi, peuvent attendre un peu plus.
Néanmoins au cœur même de l’accueil des trois hommes, une phrase d’Abraham tisse, entremêle l’accueil de Dieu et celui des trois hommes :
« Abraham se prosterna à terre et dit :
Seigneur, si je peux obtenir cette faveur de ta part,
ne passe pas, je te prie, loin de ton serviteur. »
Abraham s’adresse bien sûr au pluriel aux 3 hommes, à qui est-ce s’adresse-t-il ainsi au singulier « Seigneur, ne passe pas loin de ton serviteur » ? Il y a deux possibilités :
- Soit Abraham reconnait la présence de Dieu en ces trois hommes. C’est bien le regard que le Christ nous permet d’avoir sur les autres, reconnaissant leur part divine, même quand est cachée derrière une écorce humaine parfois bien rugueuse.
- Soit Abraham, qui était en prière devant sa tente, demande gentiment à Dieu de patienter le temps d’aider ces trois voyageurs venus à l’improviste (comme auraient pu le faire les « religieux » de la parabole du bon samaritain).
Quand un passage de la Bible est ambigu c’est afin de nous faire conjuguer intimement les deux sens possibles. L’accueil du prochain rencontré par hasard se mêle à l’accueil de Dieu. En levant les yeux vers Dieu nous apprenons à voir notre prochain. En aimant notre prochain, en accueillant ce meilleur qui est en lui, c’est un peu de Dieu que nous accueillons.
Quand les deux se mêlent, se conjuguent, se nourrissent, s’interpellent, s’interrompent mutuellement : c’est là que la bénédiction de Dieu prend corps, dans une extraordinaire fécondité. Avec des fruits nombreux comme les grains de sable du bord de mer et aussi comme les étoiles du ciel.
Difficile de dire quel est le premier entre la vie contemplative et la vie active. Parfois c’est le spirituel qui aura un pas d’avance et qui nous entraînera dans une meilleure façon d’être avec les autres. Parfois c’est l’inverse, une rencontre avec une personne nous entraînera plus haut et plus profond dans notre vie spirituelle.
C’est vrai qu’il est infiniment plus simple de rester dans le spirituel pur, là où la prière devient une simple émotion, là où la théologie est un joli bavardage, là où les activités quotidiennes forment une ronde. C’est vrai que notre délicieuse sieste peut être dérangée, nous amenant à courir dans tous les sens dans la chaleur du jour comme Marthe et Abraham, mais pour quelle fête, quelle fécondité ! C’est vrai qu’il n’est pas tranquille de se regarder soi-même et ses actes « devant la face de Dieu », seulement : c’est tellement salutaire pour nous et notre entourage !
Abraham leva les yeux et Abraham voit autour de lui. Il est avec Dieu et il court vers l’autre. La bénédiction prend corps. Il est en forme, notre Abraham-Abraham. Et Marthe-Marthe marche sur ses traces.
Amen
Pour débattre sur cette proposition : c'est sur le blog.
Vous pouvez réagir en envoyant un mail au pasteur Marc Pernot
Et voici qu'un docteur de la loi se leva et lui dit, pour le mettre à l'épreuve : Maître, que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?26Jésus lui dit : Qu'est-il écrit dans la loi ? Qu'y lis-tu ? 27Il répondit : Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée ; et ton prochain comme toi-même.28Tu as bien répondu, lui dit Jésus ; fais cela, et tu vivras. 29Mais lui voulut se justifier et dit à Jésus : Et qui est mon prochain ?
30 Jésus reprit la parole et dit : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho. Il tomba au milieu des brigands, qui le dépouillèrent, le rouèrent de coups et s'en allèrent en le laissant à demi-mort. 31Par hasard, un sacrificateur descendait par le même chemin ; il vit cet homme et passa outre. 32Un Lévite arriva de même à cet endroit ; il le vit et passa outre. 33Mais un Samaritain, qui voyageait, arriva près de lui, le vit et en eut compassion. 34Il s'approcha et banda ses plaies, en y versant de l'huile et du vin ; puis il le plaça sur sa propre monture, le conduisit à une hôtellerie et prit soin de lui. 35Le lendemain, il sortit deux deniers, les donna à l'hôtelier et dit : Prends soin de lui, et ce que tu dépenseras en plus, je te le paierai moi-même à mon retour. 36Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de celui qui était tombé au milieu des brigands ? 37Il répondit : C'est celui qui a exercé la miséricorde envers lui. Et Jésus lui dit : Va, et toi, fais de même.
38 Pendant qu'ils étaient en route, il entra dans un village, et une femme, du nom de Marthe, le reçut dans sa maison. 39Elle avait une sœur, appelée Marie, qui s'assit aux pieds du Seigneur, et qui écoutait sa parole. 40Marthe était absorbée par les nombreux soucis du service ; elle survint et dit : Seigneur, tu ne te mets pas en peine de ce que ma sœur me laisse seule pour servir ? Dis-lui donc de m'aider. 41Le Seigneur lui répondit : Marthe, Marthe, tu t'inquiètes et tu t'agites pour beaucoup de choses. 42Or une seule chose est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée.
L'Éternel apparut à Abraham aux chênes de Mamré, tandis qu'il était assis à l'entrée de sa tente, pendant la chaleur du jour. 2Il leva les yeux et regarda : trois hommes étaient debout près de lui. Quand il les vit, il courut à leur rencontre, depuis l'entrée de sa tente.
Il se prosterna à terre 3et dit : Seigneur, si je peux obtenir cette faveur de ta part, ne passe pas, je te prie, loin de ton serviteur.
4 Qu'on apporte donc un peu d'eau, pour vous laver les pieds ! Reposez-vous sous cet arbre. 5J'irai prendre un morceau de pain, pour vous réconforter ; après quoi, vous passerez votre chemin, ainsi vous ne serez pas passés en vain chez votre serviteur.
Ils répondirent : Oui, fais comme tu l'as dit.
6 Abraham alla vite dans sa tente vers Sara et dit : Vite, trois mesures de fleur de farine, pétris et fais des gâteaux. 7Abraham courut vers le bétail, prit un veau tendre et bon, et le donna à un jeune serviteur, qui l'apprêta vite. 8Il prit encore de la crème et du lait, avec le veau qu'on avait apprêté, et il les mit devant eux. Il se tint lui-même à leurs côtés, sous l'arbre, et ils mangèrent.
9 Alors ils lui dirent : Où est ta femme Sara ?
Il répondit : Elle est là, dans la tente.
10 L'un d'entre eux dit : Assurément, je reviendrai vers toi l'année prochaine : voici que Sara, ta femme, aura un fils.
Sara écoutait à l'entrée de la tente qui était derrière lui.
(traduction La colombe)