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Genève - 24 février 2019
culte au temple de Champel - Genève
prédication du pasteur Marc Pernot
Dans ce texte, deux façons d’être sont manifestées. La première est celle des frères de Joseph, terribles frères qui n’ont manifestement rien appris de la vie. Ils sont toujours inquiets, troublés, jaloux, cela les conduits à être prêts à tous les coups s’ils pensent que cela a des chances d’améliorer leur situation. La seconde est celle de Joseph, qui tout au long de sa vie avance tranquillement son petit bonhomme de chemin, avec un charme et un aplomb, un optimisme désarmant. Son nom hébreu, expliqué par sa mère Rachel au moment de sa naissance (Gen. 30:23-24), signifie à la fois « Dieu a enlevé le mépris qui pesait sur moi » et « l’Eternel ajoute » (le verbe Poa assaph est un des verbes hébreux ayant curieusement deux significations opposées : ôter et ajouter !). Joseph a vécu comme cela, incarnant cette théologie d’un Dieu qui enlève l’opprobre et augmente la vie. C’est inspirant d’avoir une théologie comme cela.
Le début de l’histoire de cette fratrie (Genèse 37) présente Joseph en fils préféré de Jacob, Joseph ayant des rêves de grandeur qu’il ose exprimer en toute naïveté à ses frères. Ce que les frères prennent moyennement bien, et ils vont se retourner contre lui. Joseph, dés son enfance, a le sentiment d’être particulièrement aimé et d’être doté de quelque chose de spécial à apporter au monde autour de lui. Cette conscience ne va pas le quitter et va être le fil conducteur de sa vie, dans les bons jours comme dans les jours de terrible détresse.
Cette double histoire : les frères d’un côté et Joseph de l’autre mérite que nous nous reconnaissions, comme toujours, dans les deux figures présentées.
Avec les frères : qu’il est difficile d’accepter qu’un individu sorte du groupe avec sa spécificité, avec le sentiment de sa propre dignité, sa vocation, quelque chose d’unique à apporter à l’ensemble. Quelle difficulté également pour nous de laisser s’épanouir ce Joseph en nous plutôt que de le faire disparaître. Le livre de la Genèse, ce livre qui parle de notre propre genèse, nous invite à nous identifier à ce Joseph.
Nous nous reconnaissons aussi dans les frères de Joseph, inquiets pour leur avenir et ressentant la morsure de la jalousie face à la singularité de Joseph, face au fait qu’il est aimé dans cette singularité. L’humain est un être inquiet. Un être qui se sent menacé. Si un autre est aimé, surtout s’il est différent, est-ce que cela ne voudrait pas dire que moi je serai bientôt hors course ? Le sentiment des frères est naturel, instinctif.
Le projet proposé ici est que nous recevions, comme les frères à la fin de l’histoire (50:21), une consolation à travers le sentiment que nous n’avons rien à craindre, le sentiment d’être béni avant que même que nous ayons rien fait de bien et même si nous avons fait le mal.
Joseph, comme son nom l’indique, ajoute. Les autres voient dans sa singularité une brisure dans la fratrie, mais c’est un ajout que l’Éternel donne, en l’enrichissant. C’est le propre de la personne humaine d’être comme cette fratrie. Dans la personne humaine, il y a de l’humain mais aussi quelque chose de plus. Il y a de l’être qui déborde, pour traduite littéralement « Joseph » : « l’Éternel ajoute » (la source de l’être déborde, elle ajoute encore à ce qui est). C’est ainsi que l’apôtre Paul parle du corps du Christ : l’humanité qui est faite de la multiplicité de membres ajoutant chacun leur vocation unique à l’ensemble. Et dans la personne humain, il y a une capacité à digérer ce qui ne va pas, à effacer l’opprobre, comme Joseph, une résilience (dans la limite de nos forces, et c’est pourquoi il faut aussi nous soutenir entre membres de l’humanité).
La personne humaine porte un Joseph en elle, c’est sa nature et sa vocation. Ce Joseph a quelque chose que l’Éternel ajoute, il est aussi « l’opprobre qui pesait sur moi et que Dieu a enlevé ». Par exemple le sentiment de ne pas être aimé, de ne pas être à la hauteur, de ne rien apporter. Peut-être aussi, comme les 11 frères est-ce le sentiment d’être coupable : coupable d’avoir de la chance quand nous en avons, sentiment d’être coupable aussi quand il nous arrive un malheur, coupable quand les imbroglios de la vie nous ont imposé de choisir un chemin pas pleinement satisfaisant. Ou se sentir coupable de ne pas être « comme tout le monde »... Tout cela est naturel, c’est dû à la richesse de la condition humaine. En Joseph, Dieu enlève l’opprobre qui pèse sur nous. Et il ajoute le sentiment d’être béni, d’être d’une certaine façon le préféré, celui qui apporte aux siens quelque chose qu’il a reçu et que les autres n’ont pas. Je dois reconnaître que l’église a parfois ajouté à ce sentiment d’opprobre pesant sur nous : par du moralisme, par des « il faut absolument partout et toujours », par des appels à avoir une foi suffisante ou à être persuadé de croyances que nous n’avons pas, ou à ce que toute notre vie soit une prière... cela est pavé de bonnes intentions pour nous. Seulement : la vie, notre vie n’est pas comme cela, elle est plus singulière, et ce que la Bible nous propose est plus simple et plus vrai, sous l’amour de Dieu. Joseph est Joseph par nature et cela nous est donné comme une bénédiction faite pour chasser notre opprobre et faire de nous un être débordant d’être, à sa façon.
C’est ainsi que Joseph va vivre. Sa vie ne va pas être facile, frappée par la violence, les privations, la trahisons et l’injustice. Sa vie ressemble à des montagnes russes, de la gloire d’être premier ministre aux geôles des esclaves. Que fait Joseph ? Il fait seulement ce qu’il peut. Dans la fortune comme dans la catastrophe : il ajoute ce qu’il peut ajouter. C’est tout. Si la méchanceté le frappe, il ne la ressent pas comme une humiliation, simplement comme une peine.
Ce n’est pas une morale qui nous est proposée, car comment pourrions nous nous forcer à avoir cette façon d’être positive ? C’est une théologie qui nous est proposée. Celle d’un Dieu qui fait grâce, qui ajoute du bien et qui chasse le mal. C’est cela que Joseph explique à ses frères dans l’espérance de les voir changer : « Le mal que vous avez conçu contre moi, Dieu en a conçu un bien pour faire vivre un peuple nombreux » (Gen. 50:20) Ce n’est pas un Dieu dont nous pourrions craindre quoi que ce soit : même quand nous combinons le mal, Dieu, lui, toujours travaille pour le transformer en bien, pour retourner le mal comme une crêpe, pour convertir en victoire la force mise dans l’agression par le mal, comme au judo. Dieu déborde ainsi de bien. Même les méchants n’ont rien à craindre, ni de Dieu ni pour l’avenir, dit Joseph.
Cela n’empêche que le mal fait par les frères a fait du mal et de la souffrance. Une souffrance morale : celle de Joseph trahi par ses frères, vendu, emmené en exil comme esclave. Souffrance de Jacob dans le deuil de son enfant qu’il pense avoir exposé aux dents d’un lion. C’est aussi le manque de ce que Joseph aurait apporté de positif à la famille par ses talents propres. Si les frères avaient tué Joseph il serait mort. Toute ce mal a été ajouté, et Joseph ne dit pas que cela n’est rien. Il n’est pas question ici de pardon, d’effacer leur faute comme les frères le demandent dans ce faux testament de Jacob qu’ils inventent. Cela n’est pas possible, car rien ni personne ne peut réécrire le passé. Ils demandent ensuite que Joseph efface, ou plutôt porte, élève les conséquences de ces crimes qu’ils ont commis. C’est ce qu’il va faire : Joseph dit alors « ne craignez pas » car c’est ce que Dieu a déjà fait, ils n’ont pourtant apparemment rien demandé à Dieu, ils n’ont pas l’air même de croire en Dieu, ils continuent à trahir leur père et leur frère. Joseph promet de suivre Dieu : « ne me craignez pas, je pourvoirai pour vous et vos enfants ».
Joseph ajoute de l’être, il ajoute un supplément de bonté gratuite, imméritée. Il n’est pas dit qu’il le fait par sympathie pour ses frères cruels et trompeurs, ne pensant qu’à eux-mêmes. Seulement la vengeance ajouterait du mal, et que sa nature est de retrancher l’opprobre et d’ajouter de l’être, du bien. Comme Dieu.
Il y a trois versions possibles de la réponse que Joseph donne à ses frères :
- « Ne craignez pas. Suis-je à la place de Dieu ? » cela peut se comprendre comme les appelant à se placer eux-mêmes face à Dieu. Ce n’est pas Joseph qu’ils doivent ainsi vouloir servir ou devant qui ils doivent se prosterner. C’est à l’Éternel seul qu’ils doivent rendre un culte, lui seul peut pardonner, lui seul peut guérir leur culpabilité, guérir leur être, donner vie à leur cœur de pierre pour en faire un cœur de chair.
- Une seconde traduction possible de l’hébreu peut se lire : « Ne craignez pas. Suis-je en dessous de Dieu ? » il les fait se souvenir que lui-même, Joseph, les a accueillis sans se venger et qu’il l’a fait en expliquant « je crains Dieu »(42:18). C’est comme un serment donné devant Dieu, et par respect pour Dieu il gardera sa parole de les accueillir.
- La version des Septantes (-300 avant Jésus-Christ) propose ce cri de Joseph : « Ne craignez pas. Moi, je suis de Dieu ! », expliquant que Dieu lui a donné à cœur d’agir positivement, en donnant à manger plutôt que de tuer ses frères.
C’est ainsi que Joseph « les consola » nous dit le texte, avec toute la force de cette notion hébraïque de la consolation : c’est d’abord une conversion de notre façon de voir, c’est une réorientation de la façon d’être, de vivre, d’espérer. C’est aussi une consolation au sens français du terme, passant de l’angoisse à la paix intérieure, passant du désespoir à l’espérance, à la confiance en celui qui est la source de la vie : YHWH, l’Éternel, celui qui toujours ajoute de l’être et en rajoute.
C’est ce que peut nous dire ce Joseph qui est en nous. Cette voix de fils et de fille de Dieu, d’être créé à son image, d’être unique et bien aimé de Dieu. Petite voix de confiance et de grâce, à l’étrange robe multicolore, nous dit la Genèse (37:3), une robe de princesse. Et que notre inquiétude s’apaise, cesse d’être jalouse, trompeuse.
Quant au milieu de l’histoire, Joseph accepte de donner la vie à ses frères coupables, il l’explique en disant « je crains Dieu » (Genèse 42:18). La Bible dit souvent que la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse (Ps. 111:10). Il y a deux façons de comprendre cette théologie, cette foi.
Dans le livre du Deutéronome, par exemple, l’alliance avec Dieu est claire : si vous observez les commandements sous serez bénis et récompensés, si vous transgressez c’est le malheur qui s’abattra sur vous, suit dans le chapitre 28 une terrible et longue description censée nous faire peur du Dieu terrible, à qui rien n’échappe même les transgressions les plus secrètes.
Ce n’est pas la seule façon de concevoir Dieu dans la Bible, fort heureusement ! Dans la Genèse l’alliance avec Dieu est d’abord la bénédiction de Dieu, sans condition, donnée à Abraham. La crainte de Dieu est un émerveillement. C’est le sentiment que l’on peut avoir quand on contemple la voie lactée et ses milliers et milliers d’étoiles, ou c’est l’admiration devant la délicate main d’un nouveau né. Ce n’est pas de la peur que l’on ressent face à ces merveilles : cela nous frappe d’étonnement, d’admiration, de grandeur, et même de transcendance. C’est ainsi que Abraham et Sarah se mettent en route, frappés par l’être même de Dieu comme puissance de bénédiction.
La première façon de comprendre la « crainte de Dieu », celle du Deutéronome, a une efficacité certaine. Comme la peur de se faire retirer son permis de conduire peut motiver un chauffard à respecter le code de la route. C’est déjà cela, pourtant : la motivation reste encore égoïste, la menace a amélioré le comportement, pas la personne. C’est bien malheureux que certains religieux aient usé et abusé de ce levier. Laissons-le à la loi civile. La crainte de Dieu qu’a Joseph est la seconde : un étonnement, une admiration, elle est même une inspiration. Celle de la grâce.
Seulement, en disant cela, le risque n’est-il pas de faire peser sur nous la charge d’une mission impossible, souvent hors de nos forces ? Non, pour deux raisons. La première c’est qu’être Joseph est un don, pas un commandement. La seconde est que Joseph ne menace pas, au contraire, il console en disant : ne craignez pas, car même si vous combiniez encore et encore le mal comme vous le faites, au delà de la souffrance provoquée, Dieu se débrouillera pour le changer en bien. Ne craignez pas Dieu, et ne craignez pas le petit Joseph qui est au fond de vous-même. Ni Dieu, ni ce Joseph en vous ne vous abandonnera, que vous soyez juste ou coupable, dans l’abondance ou dans le détresse. Il est celui qui ajoute du bien, celui qui nourrit notre vie présente et notre vie future.
Que reste-t-il pour commencer à être sage si nous n’avons plus cette peur de Dieu ? La consolation. La Paix intérieure. Cela donne moins envie d’être méchant, menteur, trompeur comme les frères angoissés et jaloux. Cela donne une certaine paix au travers même des grandes détresses : au moins, je suis vivant et je suis encore moi, jugé digne par Dieu d’un avenir et d’une espérance. Reste aussi le sentiment que nous avons quelque chose à ajouter. Cela peut inspirer une intention, une bonne volonté, juste comme ça, gratuitement, parce que notre dimension divine déborde. Et dans les imbroglios de la vie, quand le mal et le bien sont aussi mêlés que peuvent l’être de l’eau et du vin, nous aurons le courage de faire au mieux, en confiance avec ce Dieu qui peut même transformer le mal en bien.
Qu’ont attendu les 11 frères pour apprendre ainsi à vivre, et à vivre consolé ?
Amen
Pour débattre sur cette proposition : c'est sur le blog.
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14 Après l’ensevelissement de son père, Joseph revint en Egypte, lui, ses frères et tous ceux qui étaient montés avec lui pour l’ensevelissement.
15 Voyant que leur père était mort, les frères de Joseph se dirent : « Peut-être que Joseph nous haïra et fera terriblement revenir sur nous tout le mal que nous lui avons réservé ! »
16 Et ils ordonnèrent à Joseph : « Ton père a ordonné avant sa mort : 17 Vous parlerez ainsi à Joseph : S’il te plaît, enlève le forfait et la faute de tes frères. Car ils t’ont causé bien du mal mais, s’il te plaît, enlève maintenant ce qui concerne le forfait des serviteurs de Dieu de ton père. » Quand ils lui parlèrent ainsi, Joseph pleura.
18 Ses frères allèrent d’eux-mêmes se jeter à ses pieds et dirent : « Nous voici comme tes serviteurs ! »
19 Joseph leur répondit : « Ne craignez pas. Suis-je à la place de Dieu ? (ou « Suis-je sous Dieu ? », ou « Moi, je suis de Dieu ! ») 20 Le mal que vous avez conçu contre moi, Dieu en a conçu un bien pour faire vivre un peuple nombreux comme aujourd’hui. 21 Désormais, ne me craignez pas, je pourvoirai pour vous et vos enfants. »
Il les consola et il parla à leur cœur.
22 Joseph habita en Egypte, lui et la maison de son père. Joseph vécut cent dix ans.
Joseph dit à ses frères :
« Je crains Dieu ! »