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Le joug joyeux et le fardeau qui allège

(Matthieu 11:25-30 ; Siracide 6:23-31)

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5 juillet 2020
À Genève
prédication du pasteur Marc Pernot

« Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos. » C’est vraiment un cri du cœur de Jésus, probablement un des plus sensibles, des plus chargés en émotion et des plus émouvants pour nous. Mais concrètement, qu’attendre de lui ?

Comment est-ce que Jésus, ou la foi en Christ, nous rendrait la vie plus facile ?

Ce n’est pas une religion plus facile.

La première réponse possible est que Jésus nous propose une religion plus légère et joyeuse que celle proposée par le judaïsme de son époque. En effet, quand on parle de joug dans ce contexte, on pense au joug de la Torah. C’est vrai que Jésus nous propose de passer des 613 commandements traditionnels à un seul commandement, très libre, deux au maximum : 1) écouter Dieu et l’aimer, 2) aimer son prochain comme soi-même. La liste est moins longue, mais est-ce que ça diminue notre charge ? Si on prenait cela comme une loi impérative pour être sauvé, cela serait au contraire extrêmement lourd. Car « aimer » c’est participer à la préoccupation de l’autre, ce qui ne simplifie pas la vie. D’ailleurs, Jésus connaît la fatigue, la faim, la solitude et les échecs. Il est donc normal que cela n’ait rien de reposant de suivre le Christ. Concrètement. Mais alors, de quoi Jésus nous déchargerait-il ?

Ce n’est pas un ami invisible.

Certains disent que Jésus nous aide à porter ces peines de la vie courante, qu’il est à notre côté pour en porter la charge comme deux bœufs sont attelés au même joug pour tirer la charrue ? Peut-être que certaines personnes ressentent cela, tant mieux. Personnellement, je n’ai pas l’impression d’avoir en Jésus un ami invisible. Ici, il n’est pas question que Jésus nous aide à porter NOTRE joug, mais qu’il nous donne à porter le sien ! Et d’ailleurs, pas une anecdote des évangiles nous montre Jésus en train de porter le sac de quelqu’un, ou de labourer avec un laboureur. Sa façon d’aider la personne se situe à un autre niveau, en aidant la personne elle-même à être en forme.

Mais alors ? De quel repos, de quelle paix parle-t-il ici pour que nous l’attendions de lui maintenant ?

Jésus soulage d’une autre charge

Cette intranquilité dont il promet de nous soulager nous la connaissons bien, c’est une peine plus profonde qui est comme un insaisissable ennemi en nous. Bien des philosophes en ont parlé et ont cherché comment s’en soulager. Le philosophe Leibnitz l’a appelé « inquiétude » et le relie au désir, John Locke a appelé ce mal-être « uneasiness », le sentiment que cela n’est pas facile d’être soi-même. Kierkegaard a écrit tout un livre appelé le « Traité du désespoir » ou « La maladie à la mort » selon les traductions. Niestche l’appelle « la grande fatigue », et Freud « la mélancolie ».

De quoi parlent-ils tous, à leur façon ? De cette charge que nous ressentons même si par ailleurs tout allait bien pour nous, avec un toit sur la tête, de bonnes choses saines à manger, si nous avions assez de ressources pour voir venir, une santé correcte, et quelques personnes qui nous aiment un petit peu... Une étrange charge, sourde, une inquiétude est ressentie par tous les humains, comme un bruit de fond ou comme un sirène hurlante, selon les moments.

C’est de cette peine là, de cette charge là qui pèse lourdement sur nos épaules, que Christ travaille afin d’apporter de la quiétude dans notre inquiétude.

Que faire pour vivre cette inquiétude ?

Les stoïciens ont cherché à s’en affranchir par leur mépris des choses de ce monde, les épicuriens en se concentrant sur l’adoration de ce qu’il y a de meilleur dans la vie en ce monde. L’intégriste de toute sorte cherche héroïquement à s’effacer lui-même dans une doctrine, dans des rites, dans l’observance de plus en plus frénétique et pointilleuse de commandements considérés comme divins. D’autres cherchent, comme le dit Blaise Pascal, à s’étourdir dans les distractions ou à faire le vide en eux-mêmes.

C’est autrement que le Christ agit, et à un tout autre niveau.

C’est normal de connaître cette in-quiétude

La première chose qu’il nous apporte, c’est de présenter comme normal que nous soyons fatigué et chargé ainsi. Il ne nous dit pas : de quoi vous plaignez vous ? Il ne dit pas non plus : c’est de votre faute, vous n’aviez qu’à avoir plus la foi, être plus sage, plus pratiquant... ce n’est pas non plus parce que Dieu ne nous aimerait pas. Cette inquiétude est aussi normale que notre envie de respirer. C’est pénible pour le nouveau-né de découvrir cette urgence, il en pleure et il crie, avant de découvrir que c’est si bon de respirer.

Je ne pense pas qu’un coquelicot des champs ressente cette inquiétude, elle est attachée à notre condition humaine. C’est une sorte d’angoisse de ne pas être à la hauteur, à la hauteur de quoi, on ne sait pas, peut-être simplement de ne pas être ce que nous penserions devoir être, faire ce que nous penserions devoir faire. C’est aussi une sorte de vertige de ne pas saisir quel sens aurait notre existence, cette vie qui vient d’on ne sais où et qui est si brève.

Bien des passages de la Bible nous aident à travailler cette question, par exemple avec Rébecca dans le livre de la Genèse quand elle ressent cette tension interne : «s’il en est ainsi, pourquoi est-ce que moi, je suis ? » (Ge 25:22) avant d’aller consulter l’Éternel pour savoir que faire. Ou avec Rachel, cette autre héroïne de la Genèse, torturée par le fait de ne pas se sentir à la hauteur de ce qu’elle pense devoir être et accomplir : « Donne-moi des enfants, sinon je meurs ! » (Ge 30:1).

Jésus nous aide ici d’une manière toute décisive, je pense. Ce qu’il propose n’est ni une sagesse, ni une religion, ni un effacement de notre individualité. Cela se place à une autre niveau.

Disciple du Christ

Il nous propose non pas de « recevoir son enseignement » mais d’aller à lui et d’être ses disciples, ce n’est donc pas une question de connaissances contrairement au joug valorisé par le Siracide. Ce n’est pas non plus se soumettre à des commandements comme le propose le joug de la Torah. Ce que nous propose Jésus c’est autre chose. Ce n’est pas un meilleur joug, moins lourd, ou mieux décoré encore que celui du Siracide, doré avec des rubans rouges. Le joug que propose Jésus n’est pas plus léger, le joug qu’il nous propose c’est la légèreté de la grâce de Dieu. C’est de vivre de ce qui le fait vivre et le porte, lui, Jésus et dont il témoigne : « je suis doux et humble de cœur ». Il y a là le point essentiel et sa conséquence :

D’abord il dit qu’il est : « je suis ». Comme un état de fait. Être son disciple c’est pouvoir nous aussi dire « je suis ». Cela nous a été donné : ce n’est pas une qualité à conquérir, nous n’avons pas pour cela à être croyant, ni à « réussir » notre vie, notre couple, notre travail, nous n’avons pas à le mériter en portant du fruit, en ayant des enfants, en ayant un corps de rêve... Repartir de ce « je suis », de cette nudité de l’enfant qui vient de naître dont parle Jésus en introduction, dans sa prière de louange.

Comme un nouveau-né

Le nouveau né est riche de deux choses que Jésus nous invite à découvrir :

1) Il est. C’est la première chose. C’est ce que garde d’ailleurs Nietzsche, en fin connaisseur de l’Évangile, il nous dit : « On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, — il n’y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Alors qu’il n’y a rien en dehors du tout ! » (Nietzsche - Le Crépuscule des idoles, Les quatre grandes erreurs §8)

2) La seconde chose que le nouveau-né a immédiatement, c’est d’être accueilli par quelqu’un, sinon il n’est plus. C’est ce dont témoigne Jésus quand il parle ici de la connaissance et de la reconnaissance du fils par son père. Par ce Père qu’est Dieu.

Cela nous est donné, entièrement donné : nous existons, et nous sommes connu, reconnu, accepté par Dieu. Que nous le voulions ou non. C’est ce que l’on appelle la grâce. Dès lors, il n’y a aucune inquiétude à avoir là dessus. Il n’y a pour cela rien à faire, rien savoir, il y a encore moins à s’anéantir, ni se vider de soi-même, ni je ne sais quoi d’héroïque ou de grand. Nous sommes. Et nous sommes reconnu comme enfant par Dieu.

La foi, dit Paul Tillich, c’est la suite éventuelle. La foi, nous dit-il « c’est accepter d’être accepté même si nous étions inacceptable. » (Tillich - Le courage d’être, VI, 1c)

Nietzsche, dans sa formulation athée, remplace Dieu par « le tout », et cela perd ce côté si personnel, si intime qu’il y a dans cette personne de Dieu qui nous tutoie et que nous prions en le tutoyant comme Jésus le fait ici. C’est bien dommage mais reste en quelque sorte cette affirmation de la grâce du fait que nous existons.

Nous n’avons pas à nous inquiéter de mériter de vivre, nous n’avons pas à nous battre pour en être digne. Nous pouvons, comme le dit Jésus être « doux et humble de cœur ». Quand il dit cela, c’est une citation de Zacharie 9:9 que nous connaissons bien car elle est citée lors de la fête des Rameaux où Jésus met en acte précisément ce passage comme une révélation essentielle : « Sois transportée d’allégresse, fille de Sion! Pousse des cris de joie, fille de Jérusalem ! Voici, ton roi vient à toi, Il est juste et victorieux, Il est humble et monté sur un âne, Sur un âne, le petit d’une ânesse », plus besoin de chars, de chevaux ou d’armes de guerre.

Voilà le fardeau léger que Jésus nous donne : c’est le fardeau de la légèreté infinie d’être déjà accepté, de ne pas avoir à conquérir le droit d’être nous-même, que ce soit bien de le vivre, de façon inaliénable. Ne pas avoir à s’en inquiéter. Ne pas avoir à développer ces stratégies que dénoncent Kierkegaard : de fausses certitudes venant boucher l’horizon de notre recherche, de fausses images de soi... Au lieu de cela, vivre la joie simple d’être en vie, et d’être connecté à la source même de tout « je suis » ? Dieu.

Cela est source de repos au sens où rien n’est alors obligé de l’extérieur. Sentir cela est source d’un joie que Jésus exprime ici dans la louange. Cette joie est diamétralement opposée au désespoir, à l’angoisse, à l’inquiétude. Jésus parle de cette joie même aux portes de ses difficultés concrètes importantes (Jean 15:11).

Prendre le joug, labourer le champ du monde

Pourtant Jésus parle aussi d’un joug, de son joug utile et bon. Ce n’est plus la marque de travaux forcés, la logique est tout autre. Dans la logique humaine, nous étions sous le joug de la religion et de bonnes œuvres à faire pour être quelqu’un de bien, sous la menace d’un jugement. Avec le Christ, si nous agissons, ce sera par gratitude puisque nous sommes déjà vivant, déjà connu, reconnu, accepté par Dieu. L’action bonne est alors de la grâce qui déborde. L’angoisse qui était une maladie mortelle, comme le dit Kierkegaard, devient une bonne inquiétude que vit Jésus, un enthousiasme, une faim et soif de justice comme le dit Jésus. Un amour, tout simplement.

Encore faut-il allez-vous me dire, avoir reçu cette révélation du nouveau-né dont Jésus nous parle ici.

Pour le fait que nous soyons vivant et que cela nous est donné par grâce, comme le dit Nietzche, ce n’est pas bien difficile de constater que c’est vrai. Je pense que ce n’est pas inutile de ruminer cette réalité. Se rendre compte que c’est une grâce et commencer à sentir comme Orphée revenant du séjour des morts « être ici est une splendeur ! » (selon Rilke)

Une splendeur

Pour le fait que nous soyons connu et reconnu par Dieu, cela nous est parfois donné d’en avoir la révélation sans qu’on la cherche. Nous pouvons aussi suivre cet appel du Christ « venez » et prier tout simplement en pensant à Dieu selon ce que nous révèle Christ, Dieu qui aime, qui pardonne, qui donne la vie, qui nous met sur pieds et qui se réjouit de nous voir vivant. Prier en méditant sur ce Dieu et laisser cela infuser en soi quelques minutes.

Nous avons besoin de nous entendre dire par un tiers que nous sommes reconnu, pas seulement le sentir en soi, même venant de Dieu. C’est un des grands services que l’église apporte par le culte. Un anonyme entre dont nous ne savons rien, ni la foi, ni les croyances, ni le parcours de vie, ni même s’il prie parfois... et à lui aussi il est dit sans réserve, dès les premiers mots, que la grâce de Dieu est sur lui. Il entendra ensuite le pardon de Dieu sans savoir même s’il a un début de retour sur lui-même. Et à la fin du culte il recevra la bénédiction, le laissant libre de chercher, ou non, sa propre vocation comme enfant de Dieu. À côté de cela, la prédication du pasteur peut complètement passer à côté, l’essentiel lui a été dit.

Amen.

Pour débattre sur cette proposition : c'est sur le blog.

Vous pouvez réagir en envoyant un mail au pasteur Marc Pernot

 

 

 

Lecture Biblique :

Matthieu 11:25-30

En ce temps-là, Jésus répondit : Je te célèbre toi, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux gens intelligents, et que tu les as dévoilées aux tout-petits. 26Oui, Père, car ainsi la bienveillance fut devant toi.

27 Tout m'a été remis par mon Père, et personne ne connaît le Fils sinon le Père, personne non plus ne connaît le Père sinon le Fils et celui à qui le Fils veut le dévoiler.

28 Venez à moi, vous tous qui peinez et qui avez été chargés, moi, je vous reposerai.

29 Prenez mon joug sur vous
et devenez mes disciples, je suis doux et humble de cœur,
et vous trouverez le repos de votre être.

30 Car mon joug est bon, et mon fardeau léger.

 

Ces paroles de Jésus faisait écho à des textes de la Bible grecque couramment répandue à son époque :

Siracide 6:23-31

23 Mon enfant, écoute et accepte mon enseignement,
ne rejette pas mon conseil.

24 Attache tes pieds avec les chaînes de la sagesse,
mets ton cou sous son joug.

25 Présente ton dos pour porter sa charge,
ne sois pas impatient pour supporter ses liens.

26 Approche-toi d'elle de tout ton cœur,
suis son chemin de toutes tes forces.

27 Poursuis-la, cherche-la :
elle se fera connaître de toi.
Quand tu la tiendras, ne la lâche pas.

28 À la fin, tu trouveras le repos auprès d'elle,
ta peine se changera en joie.

29 Alors ses chaînes seront pour toi
une protection puissante,
le joug qui pèse sur ton cou
deviendra un collier précieux.

30 Sa charge sera un vêtement d'or,
ses liens seront de beaux rubans rouges.

31 Tu les mettras comme un habit de fête,
tu les porteras comme une couronne de joie.