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Genève - Dimanche 26 août 2018
prédication du pasteur Marc Pernot
Calvin est très gêné par ce texte de l’Évangile que nous connaissons sous le titre de « parabole des ouvriers de la 11e heure ». Il est gêné parce qu’il semble que la salut soit présenté comme un salaire, certes généreux, mais un salaire quand même. Car il n’est pas question d’ouvrier de la 12e heure, ni de personnes héritant du précieux denier en restant tranquillement chez elles à siroter un petit vin blanc frais. Calvin a bien du mal, et il dit à plusieurs occasions que si la parabole de Jésus dit effectivement ceci c’est pour nous faire comprendre le contraire...
Comment interpréter cette parabole ?
Elle a parfois été comprise comme présentant une interprétation de l’histoire : les grognons ouvriers de la 1e heure seraient les juifs, jaloux de voir les chrétiens être reçus dans le Royaume de Dieu en faisant fort peu par rapport à l’immense effort demandé par les lois de Moïse. Cette lecture n’apporte rien, et à vrai dire elle ne correspond pas bien au texte.
Une autre interprétation très fréquente est morale : celle de la générosité de Dieu qui donne plus ce qui est dû. L’Évangile est autre chose que cela. Dieu ne donne pas plus, il donne tout. Cette lecture morale de la parabole est faible, et ne correspond pas non plus bien au texte.
Cette parabole n’est pas si facile (aucune ne l’est, c’est fait exprès). Relire le texte en détail semble nécessaire. Comme le conseille un professeur avant les examens : lisez bien le sujet, lisez-le vraiment.
Je me suis d’abord penché sur le travail qui nous serait demandé ici par Dieu, selon Jésus. Car c’est quand même un petit peu l’essentiel : entendre ce que Jésus nous propose comme piste de vie. Or, contrairement à ce que l’on pense qui est dit, jamais le maître de maison n’envoie ces personnes « travailler dans sa vigne ». C’est très clair, Jésus le répète à quatre reprises : leur seule et unique mission est « d’entrer dans la vigne ».
Les ouvriers de la 1e à la 11e heure ont tous accompli la totalité de la mission qui leur était donnée : ils sont tous entrés dans la vigne, et ils reçoivent tous le même salaire d’un denier. D’ailleurs, le maître de la vigne cherche des ouvriers « pour les salarier ». Son but en se levant de bon matin est que cela profite aux personnes qu’il trouvera, de leur donner de quoi vivre aujourd’hui.
Quel est cette mission essentielle qui consiste à « entrer dans la vigne du Seigneur » ? C’était évident pour les auditeurs de Jésus et pour les lecteurs de l’Évangile selon Matthieu, rédigé en hébreu pour des juifs. Dans la Bible «La vigne du Seigneur » c’est le peuple d’Israël (Ésaïe 5:7, Ps. 80, Jér. 2 et 12). Avec le Christ, par définition même de ce qu’est l’œuvre du Messie, cette «vigne du Seigneur » ce sont «toutes les familles de la terre » comme promis à Abraham (Gen. 12:3). Le « travail » à accomplir est d’entrer dans ce corps qu’est l’humanité, d’y prendre sa place, de faire corps. Et rien d’autre ne nous est précisé que cela : en réponse à cet appel commencer à ressentir ce lien organique qui nous unit tous ensemble, saisir que nous y avons notre place.
Trouver sa place porte sa récompense en soi pour chacun et pour l’ensemble. Les grognons de la première heure ont tort de prendre comme étant une peine ce qu’ils auraient pu considérer comme un privilège royal et une joie. Ce n’est peut-être pas tant cela qui les chagrine, c’est que d’autre y soient aussi, et qu’un Autre en soit le maître et pas eux. Cela montre bien que même les plus croyants et les plus sages des sauvés ont encore du chemin à faire, de sorte qu’ils ont encore à entendre l’appel à entrer dans la vigne, ils arriveront alors après ceux qui viennent d’entrer, dans la mesure où ils ne se croient pas déjà arrivés, comme Pierre semble l’être.
Les ouvriers, les membres, ne reçoivent pas d’autres ordres que d’entrer. Et ensuite ? C’est comme dans un corps, l’œil n’a pas reçu l’ordre de voir, il le fait spontanément, de bon cœur, si je puis dire. C’est à chacune et chacun d’entendre à sa façon, à son rythme quelle pourrait être sa place dans la société humaine.
Apparemment, toute personne attendant une embauche sur la place est appelée par Dieu, quand elle entend cet appel de Dieu elle y va, elle recevra le salaire et ce salaire c’est d’être dans la vie, bien dans sa vie, avec les autres et avec Dieu.
Mais pourquoi Jésus parle-t-il tout d’un coup de ce qu’il faut faire selon lui pour hériter de la vie véritable ? Cela vient à la suite d’une question de Pierre, qui se vante d’avoir tout quitté pour suivre Jésus. Nous savons qu’en réalité son sacrifice n’est que très relatif et temporaire puisqu’avec Jésus il est reçu dans de grandes maisons, passe de banquet en banquet, et qu’après la mort de Jésus il a repris l’entreprise de pêche de son père. Mais c’est vrai qu’il fait présentement un effort réel pour avancer.
La question de Pierre permet de comprendre l’état d’esprit dans lequel il fait cela, sa philosophie : « Nous avons tout quitté pour te suivre ; qu'en sera-t-il pour nous ? » Jésus répond : « à la nouvelle naissance, lorsque le Fils de l'homme s'assiéra sur son trône de gloire, vous aussi vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël. »
Quand Jésus parle ici de « nouvelle naissance », il emploie un terme « palingénésie » (παλιγγενεσία), qui est totalement étranger à la culture biblique mais très connu dans la pensée grecque depuis le IIe siècle avant Jésus pour parler de l’âme qui renaîtrait après la mort du corps. L’idée était comprise de différentes façons. Elle est inspirée du mythe d’Orphée datant du VIe siècle avant Jésus-Christ : notre âme est d’origine divine et notre mission est d’arriver à la libérer de son attachement à ce corps de chair, elle peut alors réussir son examen à l’arrivée dans l’au-delà et renaître dans un autre monde (Platon, Phédon, 80e). C’est une vision très individualiste du salut. Les religions orphiques et pythagoriciennes inspirées de cette tradition proposent d’arriver à ce détachement de l’âme par la sagesse, en brimant son corps et ses désirs par l’ascèse, par des rites de purifications et par des cultes très exaltés.
La foi de l’apôtre Pierre semble être de cette sensibilité là. Il est fier des efforts qu’il a fait dans son sacrifice de la vie en ce monde pour gagner la vie dans l’autre monde. Si Jésus choisit de parler de « palingénésie » (nouvelle naissance) c’est qu’il a reconnu cette philosophie chez Pierre, pourtant Jésus n’est pas de cette philosophie de vie : lui, il aime ce monde (Jean 3:16) et il s’y engage.
L’attitude de Jésus est touchante, il entend la philosophie de celui qu’il a en face de lui. Il part de là pour proposer un cheminement. Dans le fond et dans la forme puisque son histoire de trône dans le ciel et sa parabole appartiennent à la forme littéraire très classique du mythe que Platon utilise régulièrement pour amener son auditeur à intérioriser en réfléchissant par lui-même.
Dans cette attitude de Jésus avec Pierre se manifeste une bienveillance encourageante pour nous. C’est le reflet de la tendresse de Dieu et de sa patience. Nous avons le droit de tâtonner et d’exposer à Dieu ce que nous pensons. Ce sera bien reçu même si c’était avec la forfanterie de Pierre, et dans celle des ouvriers de la première heure que Jésus lui tend comme un miroir.
Pour Pierre, Jésus part d’une pensée proche d’Orphée et Pythagore. Il l’invite ensuite à mon avis à faire évoluer sa vision du monde avec Platon qui transforme cela quelque siècles plus tard. Il garde l’élévation de l’âme par la sagesse mais sans un rejet total du monde. Au contraire, cette élévation de l’âme donne une responsabilité dans les affaires de ce monde présent. Platon explique sa conception du chemin des sages : « Après avoir contemplé l’essence du bien, ils s’en servent désormais comme d’un modèle pour gouverner chacun à leur tour et l’État et les particuliers et leur propre personne, s’occupant presque toujours de l’étude de la philosophie, mais se chargeant, quand leur tour arrivera, du fardeau de l’autorité et de l’administration des affaires dans la seule vue du bien public, et moins comme un honneur que comme un devoir indispensable... » (Platon, La République, 540b) Platon explique ensuite que c’est ouvert aux femmes comme aux hommes mâles.
Cela ressemble bien à ce que Jésus promet à Pierre quand il lui dit que « vous aussi vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël, à la nouvelle naissance, lorsque le Fils de l'homme s'assied sur son trône de gloire. » Il faut bien comprendre que pour Jésus cette vision n’est pas réservée au monde futur, car dans sa prédication le Royaume de Dieu c’est maintenant, c’est une différence avec la palingénésie des grecs. D’ailleurs, Jésus parle ici de l’avènement du Fils de l’homme au subjonctif et non au futur. C’est l’évènement de la foi dont parle ici Jésus et cette mission de participer collectivement au gouvernement du monde est pour aujourd’hui. Ou plutôt, puisqu’il y a un subjonctif, c’est progressivement, dans la mesure où cette naissance arrive en nous que nous recevons un trône, une mission dans le monde. Voilà ce que l’on peut appeler la venue du Royaume de Dieu en nous, Jésus veut bien reprendre les termes de la culture de son temps en parlant de palingénésie, de naissance à une autre dimension.
L’entrée dans la vigne de Dieu évoque une dimension collective bien loin du simple salut très individuel. Cette dimension collective est aussi une évolution que l’on trouve chez Platon par rapport à l’individualisme des Athéniens de son époque qui semblent avoir bien perdu le sens de l’intérêt général. Platon parle d’un indispensable tissage des identités (des fonctions) et des caractères pour en faire un ensemble harmonieux, les avantages et les travers de chacun se complétant et se rattrapant mutuellement. Il faut de l’enthousiaste et du prudent, il faut la sagesse du philosophe, la force du gardien, l’habileté de l’artisan... Platon dit lui aussi que peu importe l’ordre dans lequel on entre dans ce corps : « Que celui qui choisira le premier se garde de trop de confiance, et que le dernier ne désespère pas » (La République, 619b)
Par ce court mythe des 12 trônes Jésus invite ses disciples à ne pas se contenter de leur élévation spirituelle et intellectuelle, de l’investir dans une action au service de leur peuple. Par sa parabole Jésus les invite à entrer dans la vigne, à entrer dans ce corps, dans ce tissage, où chaque membre du corps, même le plus humble a son trône.
Jésus diverge avec Platon sur le point décisif entre tous dans ce chemin du salut. C’est un point que Pierre avait un peu oublié aussi. Il est question d’une hypothétique irruption de ce fils de l’Homme avec un grand H, cette naissance en nous, homme comme femme, de l’humain véritable, christique. C’est au subjonctif : comment faire pour que cela nous arrive ? C’est ce dont parle la parabole de Jésus. Il ne s’agit plus de monter jusqu’au ciel par la sagesse ou nos performances morales et religieuses. La question est de se rendre disponible à un appel de Dieu. Cela change tout. Car si la visée de Platon est belle, les moyens qu’il propose pour y arriver se révèlent être à mon avis assez tyranniques, concrètement. Christ propose, lui, que ce soit Dieu qui soit le maître de maison, le berger, le tisserand de notre être et de notre communauté humaine. Même les premiers arrivés dans la vigne, les plus spirituels et sages, feraient de bien mauvais maîtres, nous le voyons dans cette histoire. Ils sont déjà un petit peu entrés dans la vigne, ils ont noté que d’autres y existent aussi, qu’un autre, Dieu est le maître. Il leur reste à continuer à attendre sa parole pour naître encore un petit peu plus.
L’image de la vigne est parlante, car une vigne donne du fruit que s’il y a à la fois le travail de Dieu pour l’arroser et le travail de l’humain pour la cultiver. Ce tissage-là est premier, le reste en découle.
Amen
Pour débattre sur cette proposition : c'est sur le blog.
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19:27 Pierre dit à Jésus : Nous avons tout quitté pour te suivre ; qu'en sera-t-il pour nous ?
28 Jésus leur dit : Amen, je vous le dis, à vous qui m'avez suivi : à la nouvelle naissance, lorsque le Fils de l'homme s'assiéra sur son trône de gloire, vous aussi vous serez assis sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël. 29Et quiconque aura quitté maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou terres à cause de mon nom recevra cent fois plus et héritera la vie éternelle.
30 Beaucoup de premiers seront derniers et beaucoup de derniers seront premiers.
20:1 En effet le règne des cieux est semblable à un maître de maison qui sort avec le matin pour salarier des ouvriers pour sa vigne. 2Il se mit d'accord avec les ouvriers pour un denier par jour et les envoya dans sa vigne.
3 Il sortit vers la troisième heure, en vit d'autres qui étaient sur la place sans rien faire 4et leur dit : « Allez dans la vigne, vous aussi, et je vous donnerai ce qui est juste. » 5Ils y allèrent.
Il sortit encore vers la sixième, puis vers la neuvième heure, et il fit de même.
6 Vers la onzième heure il sortit encore, en trouva d'autres qui se tenaient là et leur dit : « Pourquoi êtes-vous restés ici toute la journée sans rien faire ? » 7Ils lui répondirent : « C'est que personne ne nous a embauchés. — Allez dans la vigne, vous aussi », leur dit-il.
8 Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : « Appelle les ouvriers et paie-leur leur salaire, en allant des derniers aux premiers. »
9 Ceux de la onzième heure vinrent et reçurent chacun un denier.
10 Les premiers vinrent ensuite, pensant recevoir davantage, mais ils reçurent, eux aussi, chacun un denier. 11En le recevant, ils se mirent à maugréer contre le maître de maison 12et dirent : « Ces derniers venus n'ont fait qu'une heure, et tu les traites à l'égal de nous, qui avons supporté le poids du jour et la chaleur ! »
13 Il répondit à l'un d'eux : « Mon ami, je ne te fais pas de tort ; ne t'es-tu pas mis d'accord avec moi pour un denier ? » 14Prends ce qui est à toi et va-t'en. Je veux donner à celui qui est le dernier autant qu'à toi. 15Ne m'est-il pas permis de faire de mes biens ce que je veux ? Ou bien verrais-tu d'un mauvais œil que je sois bon ? »
16 C'est ainsi que les derniers seront premiers et les premiers derniers.