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La consolation de Léa

(Genèse 29:16-30:2 )

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Genève - Dimanche 5 août 2018
prédication du pasteur Marc Pernot

Il me semble que le livre de la Genèse cherche à nous aider à creuser cette question de la jalousie : jalousie d’Adam et Ève contre Dieu, jalousie de Caïn contre Abel, de Sarah contre Agar, d’Ismaël et Isaac, de Jacob et Esaü, de Léa contre Rachel, de Rachel contre Léa, des frères contre Joseph, de Juda et Ruben...

Peut-être effectivement est-ce que cette morsure de la jalousie est une des questions essentielles à porter dans notre réflexion et dans notre prière pour avancer, mieux avancer sur le chemin de notre vie ?

Où s’enracine cette jalousie de Léa et Rachel ? Pour exister à ses propres yeux, il faudrait à Léa plus d’amour. Pour exister à ses propres yeux, il faudrait à Rachel des enfants. Chacune est fière de ce qu’elle a de plus que l’autre. Chacune est déçue d’elle-même, et se sent nulle à cause de ce qu’elle n’a pas. Un curieux mélange d’orgueil et de sentiment de ne rien valoir.

Léa, pourtant, va évoluer et guérir de cela. Le court récit de la naissance de ces 4 premiers fils forme une histoire dans l’histoire. 4 petits versets (31-35) formant une unité, un parcours.

Léa est au début obnubilée par ce qui lui fait défaut : elle manque d’amour. Traitée par son père comme un objet à fourguer, haïe par son mari et par sa sœur, c’est pour elle un manque à en désespérer de la vie. Elle ramène tout à ce manque, même la joie de voire naître chacun de ses trois premiers fils

C’est compréhensible, mais on ne peut pas construire la suite de sa vie sur un manque, ce serait comme essayer de bâtir une maison sur un vide, sur du gruyère, ou plutôt sur de l’emmenthal avec ses trous (Mat. 7) Il faut plutôt, nous dit Jésus, creuser jusqu’au roc et y poser les fondations, ensuite, partant de là, il sera possible de faire des projets et peut-être essayer d’arranger ce qui peut l’être. Le manque est alors une stimulation positive pour avancer.

Au 4ème fils, enfin, Léa arrête de ne penser qu’à ce dont elle manque cruellement. Elle reconnaît ce qu’elle a reçu et elle remercie celui qui le lui a donné.

Comme Léa et Rachel, l’humain est souvent prisonnier d’un sentiment de manque, faisant ressentir la morsure de l’humiliation, il s’exprime de façon diverse par un sentiment de déception de soi et d’essais de fierté.

Le Décalogue de Moïse aurait pu nous désespérer en terminant par cette 10e parole qui est hors de notre portée comme commandement : « Tu ne convoiteras rien de ce qui appartient à ton prochain » (Deut. 5:21). L’histoire de Léa nous dit que cette morsure du manque et de la convoitise est naturelle, qu’elle est finalement un peu comme le fait d’être un enfant, c’est quelque chose dont on guérit progressivement par la croissance et par une maturation. Cette histoire de Léa peut alors être lue comme une proposition de mode d’emploi de cette 10 e parole des tables de Moïse, qui devient alors un chemin et une promesse. Et la louange finale de Léa conduit alors à la 1ère des dix paroles « Moi, je suis YHWH (L’Éternel), ton Dieu, qui t'ai fait sortir du pays d'Égypte, de la maison de servitude... » (Deut. 5:6)

« Venez à moi, vous qui êtes fatigués et chargés et je vous donnerai du repos » (Mat. 11:28) nous dit Jésus de la part de Dieu. Et c’est ce que Léa va faire, dans un sens. Mais si l’on regarde bien : Dieu précède même sa prière, comme elle le reconnaît à plusieurs reprise dans cette histoire.

Comment est-ce que Dieu aide Léa dans cette détresse ? Ce n’est pas en arrivant à la faire aimer par Jacob. Nous rêvons souvent que Dieu arrange nos conditions de vie de l’extérieur. Il arrive parfois à le faire, pas toujours. Cette libération et cette consolation promises viennent à l’intérieur de nous, nous rendant alors capable de faire face à la situation.

Dans cette histoire, Léa est libérée de l’enfermement de son horizon de vie par ce cruel manque d’un minimum de respect et d’amour. Elle sera effectivement libérée de ce fardeau, même si les raisons qu’elle avait de se plaindre sont toujours bien présentes. Dieu lui-même ne peut pas forcer Jacob à aimer. Mais ce manque n’écrase plus son existence de son immense poids de préoccupation.

La naissance de son 4e fils marque l’aboutissement d’un cheminement : Léa ne parle alors plus de son manque mais elle dira « Cette fois, je célébrerai YHWH (l'Éternel) ! »

Elle célèbre YHWH, littéralement l’être en soi, la source de l’être. C’est donc qu’elle remet au centre de ce qui compte pour elle le fait d’avoir reçu l’existence, personnellement. Quelque chose de vécu, de bien réel. C’est effectivement quelque chose sur lequel il est possible de s’appuyer pour bâtir la suite d’une espérance et une action.

Si nous la suivons, ce ne sera plus notre manque qui sera au centre de notre préoccupation. Même si quelque chose a bien de quoi nous inquiéter profondément. Ce n’est en aucune façon une façon d’oublier l’injustice, les difficultés ou les inquiétudes qui sont les nôtres et celles des personnes qui nous sont chères. Au contraire, c’est prendre un point d’appui solide et vrai pour ensuite pouvoir soulever le monde, comme le disait Archimède.

Reconnaître que le fait d’avoir reçu l’existence est un don précieux, en faire un sujet de se réjouir n’est pas une évidence quand précisément nous sommes chargés, fatigués, quand les préoccupations nous font ressentir l’existence plutôt comme une source de fatigue et une charge qui nous écrase, nous enferme.

C’est pour cela qu’il est heureux que ce dénouement arrive au 4e fils et non au 1er, cela nous dit que cette libération ne peut être que progressive, qu’il y faut un peu de patience et de pratique. C’est heureux que cela soit présenté comme un miracle à accueillir et non comme une performance que nous aurions à accomplir. C’est heureux que ce miracle d’arriver à remercier pour le simple fait d’exister soit comparé à ces miracles que sont la conception et la naissance de fils à Léa, car toute naissance est bien un miracle et c’est le seul miracle que nous avons absolument tous et toutes vécu au moins une fois. Alors pourquoi pas d’autres naissances à de nouvelles capacités ?

« L’Éternel vit que Léa était haïe » : la conversion de Léa commence par sa plaie ouverte, par son manque. Il faut bien partir de là où nous sommes pour avancer. C’est là que Dieu nous rejoint.

« L’Éternel vit que Léa était haïe, et il ouvrit son utérus » (29:31) nous dit littéralement le texte. Je ne pense pas une seconde que Dieu soit source de stérilité ni que la prière remplace un bon médecin, ni que Dieu voudrait équilibrer une injustice par une autre... C’est donc à lire au sens figuré. Un supplément d’existence peut nous être donné. Et même plus : cette phrase signifie également « voyant qu’elle était haïe, l’Éternel ouvrit sa miséricorde ». Car en hébreu c’est la même racine signifie à la fois l’utérus et la miséricorde. En français, la miséricorde est le fait d’avoir un cœur sensible à la misère. Dieu fait preuve ici de cette miséricorde au sens latin du terme. L’hébreu va plus loin, la miséricorde est littéralement une tendresse utérine, un amour qui donne à naître ; et un amour pour la vie que nous portons en nous, une tendresse maternelle comme celle de Dieu pour nous.

Quand la vie est contre nous, même si tout s’acharne, l’Éternel peut faire ce miracle d’ouvrir en nous cette source d’une tendresse pour la vie, une tendresse pour notre propres existence, une tendresse pour ce monde et ses habitants, un tendresse qui donne la vie.

Nous sommes capables de cette miséricorde, nous dit cette histoire, puisque c’est un don et non une prouesse de Léa. C’est une capacité qui doit s’actualiser, qui va s’actualiser dans la naissance de quatre fils, de quatre expériences de vie, de quatre façons d’être.

Le nom de chacun de ces fils est expliqué par Léa. Nous avons par ces naissances des étapes bien intéressantes, autant de notions philosophiques et éthiques à méditer, ce sont aussi des façons d’être à travailler soi-même dans la prière pour les recevoir comme un don de Dieu.

Léa va appeler Ruben son 1er fils car Dieu a vu sa situation de détresse. Cela remet en perspective l’existence. Même dénuée de tout (à ses yeux) elle est aimée au moins par Dieu. Même si sa situation ne trouvait pas de solutions : au moins l’injustice qu’elle subit est reconnue. Elle n’est pas comptée pour rien, ni elle, ni son manque.

Léa va appeler Siméon son 2e fils, car Dieu a entendue sa situation de détresse. Par rapport au premier fils qu’ajoute ce deuxième ? Quelle différence entre une détresse vue et une détresse entendue ? L’écoute laisse une place à notre expression. La base est de se sentir reconnu et aimé d’une façon absolue, transcendante. C’est ce qu’évoque le regard. L’écoute invite à avoir un point de vue et à l’exprimer, quel qu’il soit, même s’il est encore tout encombré de nos rêves et de nos frustrations, de nos orgueils. Et savoir, sentir que notre avis compte pour le monde et pour Dieu. C’est la 2e source de fécondité, c’est le 2e fruit de l’ouverture d’une tendresse possible en nous.

Nous avons là une confession de foi qui forme une base solide. Les deux fils suivants sont les deux plus importants fils de Jacob, donnant les tribus de Lévi (la tribu des prêtres) et la tribu de Juda (celle du roi David et du Messie, le Christ). Le récit insiste par une expression hébraïque qui marque les étapes décisives « cette fois-ci... »

Léa appelle son 3e fils Lévi en reconnaissance de l’importance de faire du lien entre nous. De tisser des attachements, des associations. La religion est ce qui fait le lien entre Dieu et nous et entre les humains, entre les générations, par un croisement de regards, par une écoute mutuelle et par des attachements choisis. Les deux premiers fils évoquent la prise de conscience que notre existence personnelle et notre point de vue à chacun est important. C’est très individuel et ce serait individualiste sans le 3e fils qui appelle à tisser des liens entre nos précieuses existences. Cela aussi est un fruit de cet utérus que Dieu a ouvert en nous : la miséricorde.

Léa appelle son 4e fils Juda, car, dit-elle« Cette fois, je célébrerai YHWH ! »(29:35)

Judas, c’est Yehoudah, contraction de deux mots :

Nous sommes tellement habitué à vivre que le fait d’exister nous semble aller de soi alors que c’est absolument prodigieux, c’était non nécessaire et c’est arrivé, c’est fragile et beau.

C’est déjà bien précieux, à mon avis, comme regard sur sa vie. Reconnaître que l’existence est un don est important aussi, car cela suppose une intentionnalité. Nous ne sommes pas seulement un accident de l’existence, comme un grumeau dans une pâte à crêpes. Ce 4e fils, au terme du parcours, nous invite à nous reconnaître comme une personne voulue, reconnue et aimée. Une personne qui peut même être augmentée par des dons supplémentaires d’existence. Le méditer et s’en réjouir.

Reconnaître enfin qu’il y a un donateur à ce don ajoute la théologie à la philosophie. Cela ajoute la prière à la sagesse de vie. C’est ainsi s’approcher de la source pour y boire.

C’est curieux que la tribu des prêtres soient attachés à l’idée de tisser des attachements, et que la tribu royale soit attachée à la louange de la source pour notre existence. Cela croise les deux, cela tisse ces deux dimensions.

Alors nous devrions pouvoir regarder nos manques autrement, les nôtres et ceux des autres, comme ne remettant pas notre existence ni notre valeur en jeu, mais comme des plaies à soigner.

Alors nous pourrons exprimer et entendre les cris de nos détresses mutuelles.

Alors nous pourrons créer ensemble.

Et notre vie sera une action de grâce à l’Éternel.

Amen.

Pour débattre sur cette proposition : c'est sur le blog.

Vous pouvez réagir en envoyant un mail au pasteur Marc Pernot

 

Lecture de la Bible

Genèse 29:16-30:2

Laban avait deux filles : le nom de la grande était Léa, et le nom de la petite : Rachel. 17Léa avait de beaux yeux d’enfant, mais Rachel avait une belle ligne et était belle à voir. 18 Jacob aimait Rachel. Il dit : Je te servirai sept ans pour Rachel, la plus petite de tes deux filles. 19Laban dit : J'aime mieux te la donner à toi plutôt que de la donner à un autre homme. Reste chez moi ! 20 Jacob servit alors sept années pour Rachel. Ces années furent à ses yeux comme quelques jours, parce qu'il l'aimait.

21 Ensuite Jacob dit à Laban : Donne-moi ma femme, car mon temps (de service) est accompli, et je veux aller vers elle.

22 Laban réunit tous les gens de l'endroit et fit un festin. 23Le soir, il prit sa fille Léa et l'amena vers Jacob, qui alla vers elle...

25 Le matin venu, (Jacob vit) que c'était Léa. Alors il dit à Laban : Qu'est-ce que tu m'as fait ? N'est-ce pas pour Rachel que j'ai servi chez toi ? Pourquoi m'as-tu trompé ?

26 Laban dit : Cela ne se fait pas chez nous de donner la cadette avant l'aînée. 27Achève la semaine avec celle-ci, et nous te donnerons aussi l'autre pour le service que tu feras encore chez moi pendant sept autres années...

30 Jacob aimait Rachel plus que Léa...

31 L'Éternel vit que Léa était même haïe, et il ouvrit sa matrice, tandis que Rachel était stérile.

32 Léa devint enceinte. Elle accoucha d'un fils, à qui elle donna le nom de Ruben ; car, dit-elle, l'Éternel a vu mon humiliation, et maintenant mon mari m'aimera.

33 Elle devint encore enceinte et accoucha d'un fils. Elle dit : L'Éternel a entendu que j’étais haïe, et m'a aussi donné celui-ci. Elle lui donna le nom de Siméon.

34 Elle devint encore enceinte et accoucha d'un fils. Elle dit : Cette fois enfin, mon mari s'attachera à moi, car je lui ai enfanté trois fils. C'est pourquoi on lui donna le nom de Lévi.

35 Elle devint encore enceinte et accoucha d'un fils. Elle dit : Cette fois, je célébrerai l'Éternel. C'est pourquoi elle l'appela du nom de Juda. Elle cessa alors d'enfanter.

30:1 Voyant qu’elle ne donnait pas d’enfants à Jacob, Rachel devint jalouse de sa sœur. Elle dit à Jacob : « Donne-moi des fils, sinon je suis morte ! » 2Jacob se mit en colère contre Rachel et s’écria : « Suis-je, moi, à la place de Dieu, lui qui a empêché que ton ventre porte du fruit ? »