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« L’instant ultime ayant cargué ses voiles... »

(1 Corinthiens 7:28c-32a)

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Genève - Dimanche 16 septembre 2018
prédication du pasteur Marc Pernot

Bravo & merci d’être venu au culte, c’est un cadeau que vous faites car être ensemble est une force.

Mais si vous êtes venu c’est probablement aussi parce que vous avez pensé que cela vous apporterait quelque chose. C’est vrai que depuis que l’être humain n’est plus seulement une sorte de singe, en partant des hommes de Néanderthal et Sapiens, en passant par un autel dressé à Béthel ou dans le Temple de Jérusalem, jusqu’à nous, ce matin dans ce temple, le culte religieux semble apporter quelque chose à l’humain pour vivre. Mais quoi ? Comment ?

Vous avez tout à fait le droit d’avoir votre propre réponse. Personnellement, un court texte de l’apôtre Paul me touche car il correspond à ce que je ressens comme bienfait quand il m’arrive d’aller au culte.

Comme ce texte, le culte est une suspension dans le rythme de la vie quotidienne, il permet de prendre un peu de recul ce qui permet de mieux voir les choses en perspectives. Bien des éléments dans le fait d’aller au culte favorisent cela : le fait que dimanche soit associé dans notre inconscient à un temps de pause hors de la vie productive ; le fait de sortir de chez soi, d’aller dans un endroit très particulier par sa place, son architecture, ses orgues, et ces murs qui sont comme patinés par des siècles de louange et d’espérance en Dieu. Le reste de l’environnement aussi favorise cette prise de distance par rapport à notre vie quotidienne : ces prières, ces chants et ces textes bibliques venus du fond des âges. Ce dépaysement symbolique est assez puissant, il favorise une très salutaire suspension hors de ce monde et de son temps. Pour mieux les habiter. Viennent alors ces éléments essentiels du culte que sont le questionnement de la Parole, la prière, la beauté des harmonies, et la rencontre avec d’autres.

« Ce que je vous dis, frères et sœurs, c’est que le temps est écourté ... » cette traduction habituelle sonne comme une menace : attention, le jugement de Dieu va vous tomber dessus, comme lorsqu’on entend au cours d’un examen : Vous n’avez plus plus que 15 minutes ! Ce n’est pas du tout ce que Paul a écrit, car le temps dont il parle ici ne peut pas être « écourté ». En effet, le mot grec est « kairos » qui signifie l’heure d’un rendez vous, et non le « chronos » qui signifie la durée d’une période de temps. Un « kairos » ne peut pas être écourté.

Littéralement, ce que Paul dit est très poétique :il dit que « LE kairos a cargué les voiles », ce que fait un bateau quand il est arrivé à quai dans le port. Premier point. Ensuite, « LE kairos », pour Paul, ce n’est pas n’importe quel rendez-vous : c’est l’instant où le salut éternel est donné. C’est pourquoi les traductions de la Bible rétablissent plus ou moins inconsciemment ici le schéma classique du temps de la vie humaine : avec notre naissance, le temps de notre vie en ce monde, puis l’instant décisif où nous passons dans l’autre monde pour l’éternité. Cette vision classique du temps de notre vie était aussi celle de bien des juifs du temps de Paul en ce qui concerne l’histoire : avec la création de ce monde et de ce temps, puis le kairos de la venue du messie marquant la fin du monde, et au-delà : le temps de l’éternité du Royaume des cieux.

Les chrétiens ayant reconnu le messie en Jésus de Nazareth, ils pensaient donc être à la fin du monde, au kairos. Juste après la mort de Jésus certains chrétiens ont alors vendu leur outil de travail, arrêté de se marier et d’avoir des enfants. La fin des temps tardant à arriver, ils se sont mis à comprendre le temps de l’histoire que nous vivons comme une nouvelle période entre la venue du Messie et le retour du Messie (la « parousie »), une durée de gestation du salut. C’est ce schéma mythologique que les traducteurs convoquent ici dans leur traduction et le message de Paul devient alors menaçant : il n’y plus que peu de temps avant que le juste et impitoyable examinateur ramasse les copies, attention, ce monde dans lequel vous vivez et qui vous semble solide et vrai va finir. Sous entendu : obéissez bien à l’église, sinon, tout est perdu pour vous.

Ce n’est pas ce que dit Paul. Heureusement. C’est même tout l’inverse. Le but de ce passage, nous dit-il, est que nous puissions être sans inquiétude face au temps qui passe en ce monde et face au kairos.

« Les voiles du kairos ayant été carguées », nous n’avons donc plus à l’attendre. Plus rien à craindre, s’il fallait que nous soyons grillé par la foudre de Dieu, ce serait déjà fait. « Tout est accompli » comme dit Jésus sur la croix (Jn 19:30). Pourtant nous vivons comme avant dans ce monde, notre montre continue à tourner avec son impeccable exactitude (suisse). Paul affirme donc ici que les deux temps coexistent, le temps de ce monde et déjà le temps de l’éternité.

C’est une révolution.

Pour lui, Paul, c’est quelque chose de très concret. C’est du vécu. L’irruption du kairos lui est arrivée dans sa chair alors qu’il cheminait furieusement sur la voie romaine pavée menant de Jérusalem à Damas. Il y fait une expérience décisive du salut de Dieu. Il reste vivant en ce monde, il garde son métier de fabriquant de tentes, son travail de philosophe et d’interprète de la Bible, il reste militant dans le domaine de la religion, il demeure citoyen romain, il continue à avoir ses crampes d’estomac (ou que sais-je)... Seulement, désormais il a un autre rapport au temps de ce monde, le temps qui passe inexorablement, comme il le dit ici. Il a une autre recherche, une autre espérance, à vivre ici et tout de suite (plutôt que promise pour les calendes grecques).

Nous vivons donc deux vies superposées, tressées. Celle de la vie éternelle que nous partageons tous (puisque le temps ultime est arrivé à bon port), et celle de la vie en ce monde, que nous continuons à vivre avec le moins de détresse possible, nous dit-il. Car bien sûr c’est important aussi. Même si ce monde présent est temporaire, il est fait pour être le plus beau possible et être ainsi une figure, une projection de ce que Dieu espère. C’est d’ailleurs pour cela que Paul entre ici dans les profondeurs de sa conception de la vie. C’est parce que cela a des conséquences très concrètes pour vivre mieux le temps de ce monde. Les Corinthiens lui ont envoyé une liste de questions de morale de base, il leur répond ici en les aidant à tresser ensemble ces ceux vies, ces deux temporalités, et à être ainsi fidèles à leur vie particulière.

« Désormais, que ceux qui sont mariés soient comme non mariés ». Vu le reste du chapitre, il est clair que cela concerne tout autant un appel à ce que les célibataires soient comme non célibataires. Que ceux qui pleurent soient comme s’ils ne pleuraient pas... Qu’est-ce à dire ? Là encore il est utile de regarder le détail du texte grec, je suis désolé. Paul ne dit pas « Que ceux qui ont une femme soient comme s’ils n’en avaient pas », ce ne serait pas très fidèle ! Il ne dit pas « que ceux qui pleurent soient comme s’ils ne pleuraient pas », merci du conseil ! quand on est triste il est bon de pleurer... Paul n’invite pas ici à sortir du monde, ni à être indifférent au monde. Il ne dit pas de ne pas se marier, de ne plus rire, pleurer, acheter, ni même de profiter des joies de ce monde. Paul n’invite pas non plus à faire « comme si », c’est-à-dire à jouer la comédie du monde alors que nous serions déjà tout entier investis dans le spirituel. Au contraire. Que dit-il alors ? Paul emploie des participes présents substantivés. Quand nous pleurons que nous ne soyons pas « un pleurant » : une personne enfermée dans cet acte, déterminée par cela. Ne pas se laisser devenir sa maladie, son métier, ne pas devenir sa joie ou sa peine. Vivre cette vie authentiquement sans être enfermé, déterminé, prisonnier de cette seule dimension.

Car notre vie en ce monde a été touchée par le kairos, nous dit Paul. Cela nous dépasse, mais c’est comme ça : le salut a déjà été donné à tous. Il n’est plus à arracher. Du coup, Paul avance des idées inouïes : « Il n’y a plus de différences, tous sont pécheurs et tous sont justifiés par pur don de Dieu » (Romains 3:22-24) « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » (Gal 3:28). « Il est tout en tous » (Col 3:11). Pourtant, ces différences existent bien sûr dans ce monde, et bien d’autres : il y a des différences d’origines, d’orientations du désir, d’intelligences et de sensibilités, de travail, de conditions sociales, de situations de famille, de santé, d’âges, d’humeurs... ces différences existent, seulement : du point de vue de la valeur, du point de vue de la « réussite de notre vie », du point de vue de notre dignité présente et future, la vérité est ailleurs. Christ est en tous. Notre être et notre vie sont là.

Cette simple remise en perspective est extrêmement puissante pour faire face à la vie. Nous sommes si facilement agités, nous dit Kierkegard, ou découragés, ou frivoles, alors que le Seigneur est dans l’aujourd’hui. Bien ajusté, mettant les choses en juste perspectives. Kierkegard est un grand lecteur de Paul, bien sûr, il parle de notre existence à travers trois stades, ou trois dimensions que nous avons à vivre simultanément. Le premier, esthétique représente les aléas de la vie. Un second, éthique, représente un temps plus long, celui des attachements, celui de la fidélité. Le troisième, religieux, est l’aujourd’hui de Dieu, le kairos, où Dieu nous garde.

Il est donc utile et sain de prendre le temps de tisser, de tresser ces différents temps, ces rythmes. Personne ne peut le faire à la place d’un autre. Et dans ce geste se dénouent bien des difficultés et des angoisses de cette vie présente. Cela demande de prendre régulièrement un temps de recul, un temps de shabbat dirait Moïse, un temps hors des 6 jours de labeur pour s’ouvrir à cet autre temporalité, celle du 7e jour où la bénédiction de Dieu s’ajoute à sa création. C’est une façon d’expérimenter très concrètement que même un jour où ne fabriquons rien selon ce monde, Dieu fait équipe avec nous. Le kairos ouvre même sur le 8e jour, celui de l’éternité, et c’est pourquoi nous avons notre culte le dimanche, le 8e jour, afin de chercher ensemble à mettre en perspectives le temps du monde, le temps de la bénédiction et celui de notre vie éternelle. En articulant les trois dans notre vie quotidienne. Car cela donne une extraordinaire richesse et profondeur à notre vie sur terre avec les autres, à travers les joies et les peines, avec nos différences, nos pleurs et nos rires, notre façon de posséder, d’user de la vie, d’être malade et de guérir, de vivre en couple ou seul.

Au delà de ces recettes utiles que sont une souple et libre pratique permettant de prendre un temps de suspension du temps à l’écart du monde. Comment se saisir profondément de ce kairos ? C’est facile pour Paul qui a vécu son chemin de Damas, mais pour celui qui n’a pas vécu cela ? C’est là que Paul est formidable. Il n’est pas uniquement un mystique, il est aussi un philosophe. Sa démarche est comme celle d’un scientifique qui, faisant une expérience en laboratoire, en tire une loi physique permettant d’avancer au-delà même de cette seule expérience.

Il traduit son expérience mystique dans une nouvelle conception de notre vie et du temps. Bien des philosophes seront passionnés par ce que Paul exprime ainsi, et ce court texte en particulier. Saint-Augustin et Kierkegaard, bien sûr, Heidegger jusqu’à des philosophes contemporain athées comme Alain Badiou (et son formidable Saint Paul) ou Giorgio Agamben (Le temps qui reste). Ils ont été sensible à la pertinence de cette façon qu’a Paul de voir et l’existence et le temps de ce monde. Bien entendu, parmi ces philosophes, ceux qui sont athées relisent l’expérience de Dieu que fait Paul comme un événement philosophique et non plus un Dieu transcendant, la foi étant l’accueil de cet événement. Je trouve particulièrement intéressant de voir qu’en ce temps merveilleux que nous vivons, il est possible de dialoguer et même de se comprendre sur des résultats essentiels.

Saint Augustin fait le chemin inverse de celui de l’apôtre Paul, il fait ce chemin d’ailleurs en partie grâce à l’apôtre Paul. Il part de la philosophie, il creuse, il intériorise, il cherche Dieu. Il ne le trouve pas comme un objet extérieur : « Où étais-tu donc alors pour moi ? Bien loin ! Et bien loin, j'errais en terre étrangère, séparé de toi... c'est toi que je cherchais ! Mais toi, tu étais plus interne que l’intérieur de moi, et plus élevé que le sommet de moi. » (Confessions III :11)

C’est là, personnellement une piste qui m’est chère. Sentir, ne serait-ce que comme une étincelle d’intuition qu’il y a quelque chose d’immense qui est plus haut que nous, plus grand que tout. Ou sentir qu’au fond du fond de nous mêmes, abstraction faite de bien des choses qui nous déçoivent, nous ne sommes pas là pour rien, que notre existence est voulue, nécessaire, aimée. Et que celui-là qui nous appelle au fond du fond de nous demeure à jamais. Peut-être que ce sera dans un temps de désespoir profond, ou dans un temps de grande joie que nous pourrons sentir cela. Ou par surprise « comme un voleur dans la nuit » (Matthieu 24.43). Ou à force de prier, de chercher comme Augustin, par l’intelligence et par l’humilité. Ou à force de servir et de se laisser aimer.

Amen

Pour débattre sur cette proposition : c'est sur le blog.

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Lecture de la Bible

1ère lettre de l’apôtre Paul
aux Corinthiens, chapitre 7

De la détresse quant à la chair (quant à votre humanité), moi, (Paul), je voudrais vous épargner.

29 Ce que je vous dit, frères et sœurs, c’est que : l’instant ultime ayant cargué les voiles, désormais, que :

ceux étant en couple soient
comme non étant en couple,

30 et les pleurant
comme non pleurant,

et les se réjouissant
comme non se réjouissant,

et les achetant
comme non possédant,

31 et les utilisant le monde
comme non abusant,

car la figure de ce monde présent
passe sur le côté, 32 et je voudrais que vous soyez sans inquiétude.