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« Contrains-les d’entrer » : d’Augustin à Pierre Bayle,
pour le pire et pour le meilleur

(Luc 14:15-24)

(écouter, culte en entier, imprimer)

Le dimanche 8 septembre 2019
Au temple de Champel - Genève
prédication du pasteur Marc Pernot

J' ai sélectionné pour ce dimanche un texte de l’évangile où Jésus, comme souvent, est à table pour un bon repas, et où il compare de royaume de Dieu avec un joli banquet. C’est un hymne à la vie en ce monde, à la joie du corps et de la bouche, à la rencontre de l’autre même s’il est peu sympathique comme les intégristes dont Jésus a accepté l’invitation.

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Le principe même d’une parabole de Jésus est de dérouler tranquillement une petite histoire avant d’arriver sur une surprise, comme un diable qui sort de sa boîte, faisant sauter au plafond son auditeur et peut-être lui permettre de comprendre que sa façon de voir les choses était simpliste. Les paraboles de Jésus sont une entreprise de dynamitage des idées toutes faites, pour qui veut bien les entendre. Ici, il a dû sembler normal de voir un serviteur de Dieu appeler les uns pour entrer dans le paradis, c’est un travail de prophète, en aider d’autres à venir, c’est le travail du Christ. La surprise tombe dans la suite : vas en chercher encore et « contrains-les d’entrer ».

Ce « Contrains les d’entrer » est cité en général en latin dans les textes philosophiques : c’est le fameux « compelle intrare » qui est devenu une des grandes questions de la philosophie à travers les millénaires de l’histoire de la pensée. C’est à partir de cette difficile parabole de Jésus que Pierre Bayle au XVIIe siècle va développer un livre essentiel dans l’histoire de la pensée : sonCommentaire Philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer ». Comme le jeûne genevois, ce livre est une réaction à la persécution des protestants français que leur roi tente de convertir par la force, tout spécialement en 1685. Pierre Bayle a des raisons de se sentir concerné, son frère pasteur a été arrêté et vient de mourir en prison. Lui-même, Pierre Bayle a fait des études de théologie ici à Genève et a dû s’exiler en Hollande. Bayle dit qu’il est aberrant de lire ce « contraint les d’entrer » au sens littéral, parce que depuis le Christ, nous savons que la personne humaine individuelle est le temple de Dieu, et que par conséquent violer la conscience de quelqu’un, ou ne pas respecter sa propre conscience, est une offense à Dieu. Les droits de la conscience d’une personne sont directement ceux de Dieu lui-même. Sacrés. Ce commentaire de Bayle au « contrains-les d’entrer » contribue aux débuts d’une nouvelle époque pour la pensée, celle « des lumières », ouvrant la porte à la liberté de conscience. Cela est fort beau, mais ne va pas sans poser des questions : et si la conscience de quelqu’un lui dicte de massacrer les autres ? Il faut donc des lois civiles mais quant à contraindre quelqu’un dans sa foi ou ses croyances, Bayle insiste : c’est une offense contre ce qu’il y a de plus sacré.

Dans cette interprétation du « contrains-les d’entrer » de Jésus, Pierre Bayle s’oppose directement à Saint-Augustin qui, au début du Ve siècle, lit cette parole comme appelant à user de la force pour contraindre les hérétique à rejoindre l’unité de croyances de l’église officielle. Augustin remarque que son « premier sentiment était de ne contraindre personne à l'unité du christianisme, mais d'agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison » (lettre 93:5-19) mais que ses collègues lui ont montré que la crainte des lois impériales (et la crainte du jugement de Dieu) se montraient bien plus efficace pour amener les gens dans la véritable église, et qu’ils nous remercieraient plus tard.

Le problème c’est que c’est vrai que c’est efficace, même si c’est aux antipodes de l’Évangile, comme le fait remarquer Pierre Bayle dans son exégèse de ce texte, et comme le pressentait Augustin dans sa lecture de l’Évangile.

Selon Pierre Bayle, c’est un viol de la conscience de la personne humaine, et il y a bien des façons de le faire. L’efficacité de la contrainte existe avec la pédagogie de la peur du bâton comme avec l’abrutissement à coup de délicieuses carottes. Dans l’un et l’autre cas il s’agit d’imposer à la conscience des personnes la « vérité » selon les organisateurs d’un « contrains-les d’entrer ».

Au contraire, l’éveil de la conscience d’une personne se fait en l’amenant à se poser des questions, en éveillant son sens critique comme le fait Jésus en particulier avec ses énigmes et ses surprises. Cela se fait en montrant la tension qui existe au sein d’une vérité complexe, avec l’ouverture à une vérité qui n’est pas figée mais qui est un cheminement, une recherche, une fidélité à la fois à l’ultime (Dieu) et la personnalité profonde de chaque personne dans les circonstances particulière de sa vie.

Pour « contraindre d’entrer » dans le dogme du tyran, cela se fait par la simplification des modèles, la réduction de la pensée à une vérité dans laquelle la conscience de chacun doit entrer. Pour l’y contraindre, la menace est assez efficace, comme le remarque Augustin. Le christianisme a été persécuté, et il a persécuté, en son sein et à l’extérieur, cela a commencé un peu avant Saint-Augustin. Aujourd’hui, des chrétiens, des athées et des croyants d’autres religions sont encore persécutés par des tyrans et des idéologies.

Dans notre pays, nous avons la chance de ne pas craindre la menace physique contre notre liberté de pensée. Il reste la menace du jugement de Dieu, ou des menaces de cataclysmes de fin du monde si l’on ne votait pas, si l’on ne pensait pas et n’agissait pas « comme il faut » selon certains. Cette rhétorique de la menace est un des marqueurs facile à détecter d’un compelle intrare. La tyrannie de la carotte est plus délicate à sentir quand on est soi-même attrapé, bien entendu. Mais il y a au moins le marqueur qu’est la réduction de la pensée au lieu de l’affiner, au lieu d’en explorer la complexité et les paradoxes. Quand cette pensée unique n’est pas soutenue par la crainte du bâton, elle est joliment enrobée de sucre de jus de carotte : avec une belle ambiance afin de saisir la personne par les sens et les sentiments, et de la préparer ainsi à entendre le dogme : c’est très enveloppant, comme protégeant d’une sourde menace extérieure. Là aussi, là surtout, il est bon de discerner les signes de la tyrannie car ce ne sont pas toujours les autres et les proches des autres qui se laissent avoir, ni les églises ou les partis des autres qui se laissent tenter par cette lecture littérale du compelle intrare.

Augustin assume : la contrainte est efficace, elle est donc bonne si elle est utilisée pour le bien. Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, émet des réserves sur cette idée au nom de l’importance du choix personnel sincère qu’est en réalité la foi selon lui (IIa IIae Q.10, A. 8). Cela me semble essentiel, car en vérité : quelle sincérité a une foi inspirée par la menace d’un Dieu terrible, ou la foi inspirée par la ferveur d’une foule ?

Jean Calvin, lui, n’a pas ce scrupule et dit qu’il ne trouve pas mauvais du tout la logique d’Augustin d’utiliser ce genre de moyens « pour dompter l’obstination de ceux qui n’obéiraient jamais s’il n’y avait la contrainte. ».

Pierre Bayle, pourtant formé à son école, s’étrangle : si cette logique était juste, elle s’imposerait universellement et cela donnerait un malheur universel, chacun usant de ces moyens tyranniques pour imposer sa propre vérité, puisque chaque secte est orthodoxe à ses propres yeux et voit les autres comme hérétiques (c’est le cas dans tous les domaines de la pensée, pas seulement dans le domaine de la religion). Bayle défend la conscience de l’individu comme sacrée. La seule empreinte que Dieu a mise dans la personne, dit-il, n’est pas de l’ordre des croyances mais de l’ordre de l’intention, de la personnalité, de la sincérité. C’est pourquoi, écrit Pierre Bayle, les droits de la conscience de la personne sont directement les droits de Dieu lui-même (Commentaire Philos... I, V). Et il soutient qu’il n’est donc pas possible de lire de « contrains-les d’entrer » de Jésus au sens littéral. Bien sûr. D’ailleurs, la parabole elle même rend impossible une telle lecture : le choix des invités de ne pas se rendre à l’invitation est parfaitement respecté par le maître de maison, sans leur appliquer aucune contrainte.

Comment comprendre cette parabole et son très étrange « contrains-les d’entrer » ?

Il nous indigne car nous nous identifions à ces pauvres hères ramassés de forces dans leur galère pour faire du remplissage dans la maison du Seigneur. C’est bien de nous identifier à ces personnes, franchement. Mais pourquoi à elles seules ? Comme presque toujours dans la Bible, le lecteur est invité à se reconnaître à la fois dans tous les personnages de l’histoire. C’est ainsi que l’Évangile nous libère de la pensée unique, qu’il nous libère de la logique des « eux » et des « nous », celle des justes qui sont sauvés et des méchants éliminés. L’Évangile du Christ nous invite plutôt à chercher la dynamique mise en œuvre par Dieu pour le salut de chaque personne, que pas une seule soit abandonnée.

Nous sommes à la fois ces invités préoccupés par les nécessités de la vie en ce monde, nous sommes aussi par certain côté l’infirme qui a besoin d’être aidé, et une part de nous-même est aussi errante au milieu de nulle part. Mais ce n’est pas tout : nous sommes encore ce serviteur qui est envoyé pour appeler les uns, conduire les autres, et contraindre les derniers à entrer dans la maison du Seigneur. Et nous sommes cette maison, puisque notre être est le temple de Dieu, le lieu où son Esprit, son souffle donne vie (Jean 2:21; 1Cor 6:19).

Alors que cette parabole n’a aucun sens quand on la lit de façon simpliste et littérale, elle prend sens dès lors que l’on reconnaît que chaque personne humaine est une personne complexe.

Les trois invités qui se récusent évoquent trois excellentes dimensions de la vie humaine sur cette terre :

- Le premier est occupé à perfectionner ses moyens de productions, ses moyens d’agir en ce monde.

- Le second est occupé à perfectionner sa façon de travailler avec l’image des cinq paires de bœufs. L’exagération du chiffre montre qu’il s’agit d’un symbole, ces cinq paires évoquant la pratique de la Loi de Moïse, cela évoque un comportement droit, une bonne pratique religieuse, une bonne morale de vie. C’est bien.

- Le troisième invité évoque la vie de couple, et plus largement la fécondité qu’il y a dans le fait de créer des équipes faisant corps.

Ces trois préoccupations sont excellentes, comment Jésus pourrait-il être contre ? Avec ces trois invités, il ne s’agit donc pas de tirer un moralisme étroit nous menaçant de l’enfer, mais ces invités évoquent trois excellentes dimensions de notre vie en ce monde.

Nous sommes ce serviteur qui est envoyé inviter ces trois dimensions. Ou plutôt, notre foi a pour mission d’inviter ces trois dimensions de notre vie à venir vers le Royaume Éternel qui est déjà tout prêt pour nous. Ces 3 dimensions s’excusent poliment de ne pouvoir s’y rendre. Ce qui est exact : car elles sont d’un autre ordre que le spirituel. C’est décevant de ne pouvoir éterniser, de ne pouvoir transcender notre existence à travers ces belles dimensions de notre vie en ce monde. Cela peut nous mettre en colère, mais comme le dit Jésus, aucune de ces dimensions ne goûtera au banquet du Royaume. Et pourtant, nous dit-il avec cette parabole, il est bon de les inviter sans cesse, ces 3 belles dimensions, il est bon qu’elles vivent cette tension, qu’elles entendent cet appel de la foi à travailler chacune tendue vers l’amour, qu’elles écoutent cet appel de Dieu et que cela les oriente tout en sachant qu’elles sont d’un autre ordre, ce qui n’a rien de dévalorisant. Un lion ne peut pas voler, mais il peut regarder vers le haut.

Nous sommes encore ce second groupe d’invités, le club des handicapés, des blessés et des pas encore totalement grandis. Notre foi est appelée à les aider à avancer. C’est à notre portée, nous dit Jésus, de faire de grands progrès dans ce service et grâce à ce service. Souvent, ce service est mutuel : ce serviteur est Dieu agissant en nous, ce serviteur c’est nous quand nous nous faisons serviteur les uns des autres, la force de l’aveugle aidant à avancer l’estropié qui le guide. Là, oui, notre personnalité profonde, notre conscience peut, elle, avancer jusqu’à Dieu et devenir une foi vivifiante.

Nous sommes enfin ce pauvre hère ramassé « dans les chemins et les bordures », c’est cette part de nous-même qui est errante, sans nom, sans but ni volonté, en chaos, ni bonne ni mauvaise. Elle est comparable à ces cellules souches qui existent à l’aube de notre évolution. Cette part de nous-même qui est encore informe et vide, Dieu envoie notre conscience la chercher. C’est nous même que Dieu envoie donner un sens à nous-même. Qui d’autre pourrait le faire sans que ce soit un viol de notre conscience ? Pas même Dieu. Il est avec nous dans cette mission, et il nous en donne le courage. Afin que rien ni personne ne manque dans sa maison, que nous sommes.

Amen.

Pour débattre sur cette proposition : c'est sur le blog.

Vous pouvez réagir en envoyant un mail au pasteur Marc Pernot

 

 

Lecture de la Bible

Luc 14:15-24

1 Un jour de sabbat, Jésus était venu manger du pain chez l'un des chefs des pharisiens, et ceux-ci l'observaient... 15un de ceux qui étaient à table dit à Jésus : Heureux celui qui mangera du pain dans le royaume de Dieu !

16 Jésus lui dit : Un homme donna un grand dîner et invita une multitude de gens. 17A l'heure du dîner, il envoya son serviteur dire aux invités : « Venez, c'est déjà prêt. »

18 Mais tous, comme un seul homme, se mirent à s'excuser.

21 Le serviteur, de retour, rapporta tout cela à son maître.

Alors le maître de maison, en colère, dit à son serviteur : « Sors vite dans les places et les rues de la ville et conduit ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et les infirmes. »

22 L'esclave dit : « Maître, ce que tu as ordonné a été fait, et il y a encore de la place ! »

23 Le maître dit alors au serviteur : « Sors par les chemins et le long des haies, contrains (les gens) à entrer, afin que ma maison soit remplie. 24En effet, je vous le dis, aucun de ces hommes qui avaient été invités ne goûtera mon dîner. »