(écouter, écouter le culte, imprimer la feuille)
22 décembre 2024 au temple de Chêne Bourg
prédication du pasteur Marc Pernot
Hannah Arendt est une des philosophes les plus marquantes de l’ère contemporaine. Elle est connue en particulier pour son analyse de ce qui peut faire que l’homme ordinaire puisse être source de mal. Elle a assisté avec effroi au procès d’Adolf Eichmann, ce fonctionnaire qui a mis en œuvre consciencieusement l’extermination de 5 à 6 millions de juifs en Europe. En ce qui le concerne, Hannah Arendt parle de la « banalité du mal », elle explique : « Eichmann n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée — ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité — qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels. »
Cette question est essentielle, car, même si le cas des grands criminels est particulier, le problème qui les a touchés est effectivement banal et nous menace tous. Comme le dit Hannah Arendt, cela nous menace en tant que personnes, cela menace nos enfants, et cela menace l’humanité. Le problème est tout simple, tout banal : c’est l’absence de réflexion personnelle.
En ce début d’année, à la saison des bilans et des bonnes résolutions, il est utile de discerner les points de vigilance que nous pourrions avoir. L’absence de pensée me semble être particulièrement aiguë actuellement. C’est ce que relève l’université d’Oxford qui a élu comme mot de l’année 2024 l’expression « brain rot » (la « pourriture cérébrale »), expression dont l’usage se serait considérablement développé en anglais pour parler de nos cerveaux anesthésiés par une consommation excessive d’informations futiles, simplistes ou fausses (en particulier sur les réseaux sociaux, mais pas seulement). Cette expression de « pourriture cérébrale » date pourtant de la fin du XIXe. Elle a été introduite par le philosophe Henry David Thoreau pour parler de la tendance de la société de son époque, déjà, à dévaloriser les idées complexes, à écarter l’effort mental et intellectuel au profit des idées simplistes et de la facilité.
Si l’on remonte plus haut dans l’histoire, Jésus a été aussi confronté à cette maladie et il a lutté contre elle. Nous le voyons dans ce dialogue où les apôtres critiquent Jésus : « Mais pourquoi est-ce que tu parles aux foules par énigmes ? » (v.10) Jésus explique que c’est parce que les gens ont bouché leurs yeux et leurs oreilles pour éviter au maximum de comprendre et de devoir évoluer (v.15). Il explique ensuite que même si un message est bon mais n’est pas compris en profondeur, « le mauvais » s’empare de l’élan de vie de la personne (v.18). C’est ce que relève Hannah Arendt et Henry David Thoreau.
Ce manque de réflexion personnelle peut être dû à un manque de réflexion, à des soucis ou à la paresse intellectuelle (v.19-22). Jésus discerne ce problème de manque de réflexion comme source de la banalité du mal dans l’humain. Il explique que c’est pour cela qu’il ne compte absolument pas suivre le conseil de ses apôtres lui demandant de parler plus simplement. Il choisit délibérément d’offrir aux personnes un système de paroles complexes afin de les guérir de leur engourdissement.
Les paroles de Jésus sont en réalité toujours complexes. 1) Il passe son temps à répondre aux questions par d’autres questions. 2) Il a des paroles impossibles comme « ne résistez pas aux méchants » (Mat.5 :39) , ou « soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ! »(Mat.5 :48). 3) Ses fameuses paraboles qui commencent comme de petites histoires toutes simples et viennent ensuite troubler toute logique simpliste de ses auditeurs (quand il donne une « explication » d’une de ses paraboles, c’est toujours plus complexe encore).
Jésus persiste et signe : c’est volontairement que sa pédagogie passe par ce langage énigmatique. Les gens ne veulent pas réfléchir : ce n’est pas qu’ils soient stupides, comme le remarque aussi Arendt, ils ont bien des yeux pour avoir leur propre point de vue, ils ont des oreilles pour entendre, une capacité à comprendre et un cœur pour discerner, mais tout cela est engourdi : ils sont atteints de « brain rot ». Jésus est touché, il est même pris aux tripes, parfois un peu en colère quand ce sont des apôtres qui réclament des enseignements simplistes. Jésus reprend alors cette parole du prophète Ésaïe qui se plaignait déjà de ce symptôme, mais il transforme cette prophétie en disant « moi, je les guérirai » (v.15).
Il y a comme un enfermement dans cet engourdissement de la pensée personnelle. C’est ce qu’exprime Jésus avec cette maxime très perturbante : « On donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a. » Là encore on se demande comment interpréter la parole de Jésus. Je dirais que celui qui n’a pas de réflexion aura du mal à recevoir toute interrogation nouvelle, il tendra à perdre de plus en plus le peu de pensée personnelle qu’il avait encore, sa foi authentique va être réduite à une idéologie pensée par d’autres, sa relation à Dieu va s’inscrire de plus en plus dans des rites collectifs. Par contre, celui qui écoute et observe, qui s’interroge, qui pense, réfléchit, qui cherche à se faire sa propre opinion et ses propres expériences spirituelles : celui-là va encore développer sa propre personnalité : sa vitalité, sa créativité, sa foi libre et authentique pourront se développer. Ce qui est l’espérance de Dieu.
Jésus s’attelle à aider chaque personne, pas seulement une élite. « Moi, je les guérirai », dit-il résolument, il se retrousse les manches, il aiguise ses paraboles et ses aphorismes. Il consacre sa vie à élever l’humain, à avoir de l’ambition pour chacun. Jésus a pas mal réussi : au cours des trois premiers siècles du christianisme, il y avait une grande liberté d’interrogation au point, nous disent des témoins de l’époque, que l’on discutait de théologie dans la file à la boulangerie. Plus tard, quand le christianisme est devenu une religion d’État, cette liberté a un peu pris du plomb dans l’aile, certes, mais la foi chrétienne n’a jamais cessé de stimuler l’interrogation et de dialoguer entre divers courants de foi et de pensée. Fort heureusement.
Et aujourd’hui ? Dans notre cité, où est-ce qu’une personne peut développer sa faculté de penser personnellement et de choisir ce qu’elle espère devenir ? Il y a quelques lieux dans Genève : l’université, des instituts comme « à ciel ouvert », des revues comme « Philosophie magazine », des bibliothèques, des cercles littéraires et des cafés philo. Et il y a l’église. Elle serait en perte de vitesse ? Comme les autres lieux de la pensée. Cela fait partie du symptôme de se laisser vivre sans travailler sa propre réflexion et son intériorité. Il n’en demeure pas moins que l’église chrétienne demeure le principal lieu où quiconque le désire peut participer à sa guise afin de réalimenter son questionnement, quelle que soit sa foi ou son absence de foi, ses convictions et ses doutes, son parcours de vie et son âge. Parlons-en : pour les enfants et les jeunes, les parents trouvent des lieux pour qu’ils puissent faire du sport, de la musique, des études, mais s’ils ne vont pas au catéchisme : où pourront-ils travailler leur questionnement intérieur, et je ne parle même pas de leur spiritualité ? Quel club de philosophie existe-t-il pour eux ? Négliger cette part de l’humain chez son enfant n’est-ce pas manquer d’ambition pour eux ? N’est-ce pas en faire des proies faciles au mal, comme le souligne Arendt, et au « pourrissement cérébral », comme le souligne Thoreau ?
On ne peut donc pas dire que l’église serait d’un autre temps : elle est d’autant plus actuelle en ces temps difficile de pandémie de « brain rot », de pensées simplistes et clivantes. Alors, c’est bien dommage qu’il n’y ait pas plus de personnes pour bénéficier du culte le dimanche… mais il y en a beaucoup plus quand même que dans les rares cafés philo qui existent encore (à la maison Rousseau ou aux bains du Pâquis par exemple) et autres lieux où des citoyens peuvent se retrouver pour prendre goût à faire des efforts de pensée plus complexe en ce qui concerne la vie et la spiritualité humaine.
Cela souligne une mission fondamentale pour notre église : être d’autant plus au service de l’éveil de chaque personne, quelle qu’elle soit, comme Jésus nous en montre le chemin. Car un manque de pensée complexe ouvre une brèche à la banalité du mal, une spiritualité en friche expose la personne à tous les fantasmes et manipulations. Notre église peut choisir de rester fidèle à cette haute ambition qu’avait Jésus de réveiller les personnalités assoupies tout en nous assurant du fait que la grâce de Dieu nous permet de tâtonner librement et donc de nous tromper dans notre pensée et dans notre foi. Dieu nous accompagne.
Quant à nous, personnellement ? Comme nous essayons d’équilibrer notre alimentation, comme nous essayons de faire de l’exercice et d’avoir une certaine hygiène… Nous pouvons peut-être prendre cette résolution de sortir de notre zone de confort en nous ouvrant à des questions un peu plus complexes que ce qui nous est confortable. Avec l’aide de Dieu cherchée dans la prière. Nous pourrions même avoir cette espérance pour nos enfants et nos petits-enfants, leur offrant l’exemple de nos propres efforts, et parfois une discussion sur tel ou tel questionnement à table ou en se promenant.
Amen
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Jésus parla longuement à la foule en paraboles ; il disait : Le semeur sortit pour semer. 4Comme il semait, des grains tombèrent le long du chemin ; les oiseaux vinrent et les mangèrent. 5D’autres tombèrent dans les endroits pierreux, où ils n’avaient pas beaucoup de terre : ils levèrent aussitôt, parce que la terre n’était pas profonde ; 6 mais quand le soleil se leva, ils furent brûlés et se desséchèrent, faute de racines. 7D’autres tombèrent parmi les épines : les épines montèrent et les étouffèrent. 8D’autres tombèrent dans la bonne terre : ils finirent par donner du fruit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente. 9Que celui qui a des oreilles entende !
10Les disciples vinrent lui demander : Pourquoi leur parles-tu en paraboles ? 11Il leur répondit : Parce que, s’il vous a été donné, à vous, de connaître les mystères du Royaume des cieux, à eux cela n’a pas été donné. 12Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on enlèvera même ce qu’il a. 13Voilà pourquoi je leur parle en paraboles, parce qu’en voyant ils ne voient pas, et qu’en entendant ils n’entendent ni ne comprennent. 14Et pour eux s’accomplit cette parole du prophète Esaïe : « Vous entendrez mais ne comprendrez rien. Vous regarderez mais vous ne verrez rien. 15car le cœur de ce peuple s’est engourdi et leurs oreilles entendent difficilement, ils ont fermé leurs yeux de peur de voir avec leurs yeux, d’entendre avec leurs oreilles, de comprendre avec leur cœur et qu’ils changent d’orientation. Je les guérirai ! »
16Mais heureux sont vos yeux, parce qu’ils voient, et vos oreilles, parce qu’elles entendent ! 17Amen, je vous le dis, beaucoup de prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous regardez, et ils ne l’ont pas vu ; ils ont désiré entendre ce que vous entendez, et ils ne l’ont pas entendu.
18Vous donc, entendez la parabole du semeur.19Lorsque quelqu’un entend la parole du Royaume et ne la comprend pas, le Mauvais vient s’emparer de ce qui a été semé dans son cœur : c’est celui qui a été ensemencé le long du chemin.20Celui qui a été ensemencé dans les endroits pierreux, c’est celui qui entend la Parole et la reçoit aussitôt avec joie,21mais il n’a pas de racine en lui-même, il ne tient qu’un temps ; sitôt que survient la détresse ou la persécution à cause de la Parole, c’est pour lui une cause de chute.22Celui qui a été ensemencé parmi les épines, c’est celui qui entend la Parole, mais les inquiétudes du monde et l’attrait trompeur des richesses étouffent la Parole, et elle devient stérile.23Celui qui a été ensemencé dans la bonne terre, c’est celui qui entend la Parole et la comprend ; il porte du fruit et produit, l’un cent, l’autre soixante, l’autre trente.